Le jeu-reportage

Article initialement publié sur Lemonde.fr

Une partie importante du travail journalistique consiste à raconter des histoires. Les reportages, portraits ou encore documentaires rendent ainsi compte d’une réalité constatée sur le terrain, grâce à des exemples, qui les rendent vivants et parlent au public. Le jeu vidéo, lui, peut aller encore plus loin, en permettant à l’utilisateur de vivre virtuellement une expérience précise, pour mieux la comprendre.

C’est notamment le but d’un récit interactif comme Envers et contre tout. Dans ce jeu, produit par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, on incarne un opposant à un régime militaire, contraint de fuir son pays pour ne pas finir en prison. Les épreuves affrontées sont nombreuses : interrogatoire musclé, fuite précipitée en pleine nuit, arrivée dans un pays étranger et hostile, difficultés d’intégration…

A chacune des douze étapes du périple, un mini-jeu demande de prendre des décisions, alors même que, comme son personnage, le joueur n’a pas toutes les données du problème en main. A la moindre erreur, la sanction est sans appel : c’est le « game over », qui provoque un puissant sentiment d’injustice. La réussite, elle, est récompensée par l’accès au niveau suivant, mais aussi à des documents pour en savoir plus sur la vie du réfugié. A la fin d’une partie, le joueur a l’impression d’en avoir appris autant que grâce à un reportage classique sur les réfugiés politiques, mais de manière plus vivante, plus incarnée.

Pour autant, Envers et contre tout n’est pas entièrement satisfaisant du point de vue du joueur. Il adopte une forme de narration très linéaire, ce qui le rend moins intéressant à rejouer : chaque partie ressemble à la précédente.

Capture d'écran du jeu Envers et contre tout.
Capture d’écran du jeu Envers et contre tout. D.R.

LAISSER L’INTERNAUTE SE DIRIGER

Dans le monde du documentaire aussi, la narration linéaire a été remise en question ces dernières années. « Aujourd’hui, dans certains de nos webdocumentaires, nous suivons la piste de la ‘délinéarisation’, revendique Alexandre Brachet, du studio de production de contenus multimédias Upian. Nous tentons de laisser l’utilisateur choisir quel contenu il veut consulter, et quand il veut le faire. Je pense que cela devient un des piliers de l’écriture interactive. » Une question se pose alors : si l’auteur renonce à prendre son public par la main, à le guider à travers son documentaire, comment peut-il être sûr que son travail sera consulté intégralement, et bien compris ?

Sur ce point, les jeux vidéo ont un avantage sur les documentaires. « Si les films et les récits écrits sont très efficaces pour raconter des histoires, détaille le chercheur américain Ian Bogost, les jeux vidéo atteignent leur plein potentiel quand ils modélisent des comportements, quand ils décrivent des processus du monde réel par l’intermédiaire de processus informatiques. » Le travail du documentariste vidéoludique pourrait donc être de rassembler les informations et les témoignages nécessaires pour bâtir une représentation virtuelle crédible du sujet dont il veut traiter. Au joueur, ensuite, d’explorer cette représentation.

DANS LA PEAU DU TUEUR DE KENNEDY

Le sulfureux JFK Reloaded (jeu payant) est une bonne illustration d’une entreprise de ce type. Quiconque a déjà vu une photo de la funeste place Dealey, à Dallas, peut immédiatement reconnaître le lieu, reproduit en trois dimensions, où le président américain John F. Kennedy fut assassiné le 22 novembre 1963. Tout y est : Houston et Elm Street, la voiture décapotable qui passe à une allure modérée avec Kennedy à l’arrière, l’immeuble du Texas School Book Depository, et à une fenêtre du cinquième étage, Lee Harvey Oswald, armé d’une carabine. C’est cet homme que le joueur va devoir incarner. Il va devoir abattre le président, et sa « performance » va ensuite être analysée par l’ordinateur, qui va lui attribuer une note, basée sur sa similitude avec les faits décrits dans le rapport balistique de la commission Warren.

A sa sortie, en 2004, le jeu a fait scandale. On lui a reproché son côté mortifère et malsain ainsi que le malaise qu’il provoquait chez le joueur au moment de tirer sur Kennedy. On peut évidemment entendre ces arguments, mais on peut aussi estimer qu’ils font partie de la rhétorique du jeu, tant il est normal de se sentir mal à l’aise dans la peau d’un assassin. Il faut aussi reconnaître à JFK Reloaded une qualité : il s’agit d’une reconstitution très pointue. Les « données du problème » de l’assassinat de Kennedy, en tout cas selon la version officielle, sont parfaitement mises à la disposition de l’utilisateur. La vitesse de la voiture, les propriétés de la carabine, la trajectoire des balles dans le corps de la victime… tout est simulé informatiquement pour coller au plus près à la réalité. Dès lors, jouer à ce jeu présente un intérêt documentaire dans la mesure où l’on se rend vite compte qu’il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de coller aux conclusions du rapport Warren.

GÉRER LA VIE QUOTIDIENNE D’UNE FAMILLE DU TIERS MONDE

JFK Reloaded s’attache à recréer un événement ponctuel, en se rapprochant le plus possible de la réalité. Mais il est aussi possible, en restant dans le même registre, d’opter pour un niveau d’abstraction plus grand, et de décrire une période de temps plus large. Ayiti est une tentative de ce type.

Ce jeu en flash est une initiative de Globalkids, une ONG dont le but est d’expliquer à un public jeune des problématiques complexes. Il demande au joueur de planifier, pendant quatre ans, la vie d’une famille de cinq Haïtiens. Chaque personnage est doté de trois caractéristiques à niveau variable : santé, bonheur et éducation. Or, le budget de la famille est très serré : envoyer le jeune garçon à l’école augmentera son niveau de connaissances, mais sa scolarité coûtera cher, et pendant ce temps, il ne rapportera pas d’argent. Et si le père travaille dur, la famille s’en sortira… jusqu’à ce qu’il tombe malade. Sans cesse, le joueur est confronté à ce genre de dilemmes.

Capture d'écran du jeu Ayiti.
Capture d’écran du jeu Ayiti. D.R.

Là encore, c’est tout un système qui est modélisé, sous une forme simplifiée mais efficace et problématisée : la vie quotidienne d’une famille du tiers monde. Et sous un habillage graphique et sonore enfantin, Ayiti est un jeu extrêmement dur. Il n’est pas rare de voir sa famille s’enfoncer dans la misère et il s’avère très dur, voire presque impossible, de parvenir à la fin des quatre années. Mais sans doute est-ce, là encore, l’objectif rhétorique visé par les développeurs : faire comprendre l’injustice de la vie de ces populations. D’autant que des événements aléatoires, comme des inondations ou des typhons, viennent encore compliquer la situation.

Aucun des jeux cités dans cet article n’est l’œuvre de journalistes ou de documentaristes. Néanmoins, ils ouvrent des pistes de réflexion, et font valoir des arguments narratifs et immersifs intéressants. Pour pouvoir mettre ce type de jeux vidéo au service de l’information, les reporters devront adapter leur méthode de travail, et décider de décrire les systèmes dans lesquels les histoires se déroulent, plutôt que de raconter les histoires elles-mêmes. Libre ensuite au joueur de se construire sa propre expérience.

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