Nouveau concept de newsgame : la « Chronique dont vous êtes le héros »

Cet été, j’ai occupé avec grand bonheur un poste de chroniqueur dans #Antibuzz, l’émission de France Inter consacrée a Internet. Pour le grand retour de celle-ci, non pas sur les ondes mais sous forme de site Internet, me voilà chargé de parler des nouvelles narration en ligne. Ça tombe bien, d’abord parce que c’est un peu ma passion, et puis parce que j’avais déjà commencé en juillet, en consacrant une chronique entière au do it yourself vidéoludique.

Pas question de s’arrêter en si bon chemin : ma première chronique #Antibuzz version web se devait donc d’évoquer, elle aussi, un sujet en rapport avec les jeux vidéo – qui sont, à mon sens, une source d’inspiration sans fin pour tout ce qui touche à la narration non-linéaire.

antibuzz
Cliquez sur l’image pour « lire » ma première chronique #Antibuzz, sur la censure made in Apple

De quoi les jeux vidéo peuvent-ils parler ? De guerre, souvent. De plombiers, parfois. Mais peuvent-ils évoquer, critiquer, décrire, expliquer ou se moquer du réel ? Il semblerait que non, en tout cas pas pour Apple. Depuis quelques mois, la marque à la pomme s’est en effet signalée en retirant de ses rayonnages virtuels plusieurs jeux dont le point commun était de porter un point de vue (plus ou moins distancié) sur le vrai monde qui nous entoure.

Mais le but de cet article n’est pas de vous raconter ma chronique – si le sujet vous intéresse, le mieux est encore d’aller la parcourir vous-même. Ici, je vais plutôt expliquer comment j’ai essayé de lui donner une forme originale, puisque cette tribune est elle-même un newsgame, ou plus exactement une « Chronique dont vous êtes le héros ». Pour traiter ce sujet en particulier, c’était une forme qui me paraissait intéressante, mais elle peut sans doute l’être aussi pour de nombreux autres articles.

Mon objectif, en écrivant cette chronique, était double :

  • Présenter au lecteur les quatre cas que j’avais recensés de jeux censurés par Apple, sans pour autant que mon texte vire à l’énumération, à la juxtaposition indigeste.
  • Tenter un récit « interactif », c’est-à-dire une transmission d’information sur le mode de la discussion plutôt que sur celui du récit.

Je suis en effet convaincu que ce second point constitue le véritable avantage comparatif d’Internet. Pour la première fois dans l’histoire de la presse, nous, journalistes, sommes véritablement en mesure de « faire une place » à nos lecteurs. Nous pouvons adapter la façon dont nous leurs parlons d’un sujet en prenant en compte leurs intérêts, leurs interrogations, leurs priorités. C’est une piste qui mérite d’être explorée. Bien sûr, elle est plus exigeante pour le lecteur, puisqu’elle lui demande d’être actif plutôt que de recevoir « passivement » un discours linéaire. Mais elle est aussi potentiellement plus immersive, plus intéressante, comme un cours dans lequel les étudiants doivent participer sera plus vivant qu’un assommant cours magistral.

Ma chronique n’est qu’imparfaitement interactive : si le lecteur est amené à faire des choix pour faire progresser le récit, il n’est « libre » que dans le cadre des propositions que je lui fais. Nous sommes, en quelque sorte, plus proches d’une démarche maïeutique que d’une authentique discussion. Mais c’est un coup d’essai, réalisé avec les moyens du bord, et une contrainte tant OuLiPienne que budgétaire : écrire cette chronique ne devait pas me prendre plus de deux jours de travail.

(D)Écrire des systèmes

L’idée générale de mon (hyper)texte était de donner un aperçu de l’écosystème des jeux rejetés par Apple parce qu’ils parlent du réel. J’ai donc commencé par en faire la liste, en notant, à chaque fois, ce qu’ils avaient de particulier. L’un d’eux adoptait spécifiquement une démarche journalistique pour traiter du conflit en Syrie. Deux autres avaient une portée politique : le premier traitait des ateliers de misère, le second des immigrés clandestins. Le dernier, fruit du travail d’un groupe d’activistes, avait une dimension « méta », puisqu’en critiquant la chaîne de fabrication des smartphones, il s’attaquait directement à Apple.

Du reste, j’ai écarté d’autres jeux  car ils ne respectaient pas mon angle. Pipe Trouble, par exemple, un jeu censuré parce qu’il traitait de l’opposition entre constructeurs de pipe-lines et écologistes au Canada, aurait pu être un cas intéressant. Mais c’est la chaine ontarienne TVO qui a décidé de dé-publier le jeu de son site suite à plusieurs plaintes, pas Apple. Il n’avait donc pas sa place dans ma chronique.

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Jusqu’ici, mon travail a été celui d’un journaliste : identifier les éléments du récit, le contexte de chacun, et réfléchir à la façon dont ils s’organisent les uns par rapport aux autres. Mais c’est le rendu de ce travail qui diffère : là où, dans un article classique, j’aurais décidé d’un ordre statique pour présenter mes informations (j’attaque avec quel exemple ? Quel autre vient ensuite ?…), dans une chronique non-linéaire, je donne au lecteur la possibilité de choisir cet ordre.

Je mets un peu l’information en scène, en demandant à l’utilisateur d’imaginer que c’est lui qui est à la tête d’une société de production de jeux vidéo. Quel type de jeu va-t-il produire ? Bien sûr, je l’aiguille tout de même dans ses choix. Je lui propose par exemple de décider d’abord s’il veut faire un jeu politique ou un jeu sur l’actu. Puis, s’il choisit un jeu politique, je lui propose d’opter pour une thématique : ateliers de misère ou immigrants illégaux ?

En fonction de ses choix, je lui présente alors les cas réels de studios ayant fait des choix similaires « en vrai », et les obstacles qu’ils ont rencontrés. Plus tard dans le récit, une fois qu’au moins un de ses jeux aura été refusé par Apple, je donnerai au lecteur la possibilité de se « venger » en développant un autre jeu qui critique directement la marque à la pomme…

La suite de l’histoire, c’est par là…

On le voit, ce que je propose ici au lecteur, c’est en fait la possibilité d’explorer le système que j’ai identifié en faisant mon travail de journaliste, et que je décris. Dans ce système, Apple barre la route à tous les jeux portant sur le réel. C’est le constat auquel je veux amener mon lecteur, pour qu’il se pose finalement une question : pourquoi une telle politique ?

Je mets donc en place une mécanique connue des récits non-linéaires, particulièrement des jeux vidéo : la rhétorique de l’échec. Dans mon récit (comme dans le réel), peu importe les choix que l’utilisateur fait, ses jeux seront toujours rejetés de l’App Store – sauf s’il décide de produire un titre purement divertissant, mais dans ce cas, il aura renoncé à utiliser la forme vidéoludique pour décrire le monde. Une fois qu’il a essuyé plusieurs refus, je permets enfin au lecteur d’arriver à la « conclusion » de l’article : une tentative d’analyse de la politique d’Apple, et un inventaire des solutions alternatives s’offrant aux développeurs ayant l’ambition de marier jeux vidéo et réel.

Hack your traitement de texte

Voilà pour la démarche. Formellement, pour construire cette chronique non-linéaire, j’ai utilisé un programme simple, initialement destiné à l’écriture de fictions interactives : Twine. Ce programme a plusieurs avantages :

  • Il est gratuit
  • Il est très simple d’utilisation
  • Il permet d’exporter son texte en format HTML, lisible facilement sur ordinateurs, tablettes, et même smartphones
  • Il gère des variables, ce qui n’est pas obligatoire, mais néanmoins extrêmement pratique pour assurer une cohérence narrative (j’y reviens ci-dessous)

L’interface de Twine, bien qu’austère, se prend en main en quelques minutes. Vous commencez à écrire votre texte dans une fenêtre, et quand vous souhaitez proposer un choix à votre lecteur, il vous suffit de sélectionner un mot ou une phrase et de sélectionner « créer un nouveau lien » dans le menu du programme. S’ouvre alors une nouvelle fenêtre, dans laquelle vous pouvez continuer votre texte. A la lecture, l’utilisateur devra cliquer sur le mot en question (qui apparaitra en bleu et en gras) pour continuer sa lecture.

L'interface de Twine, minimaliste mais efficace
L’interface de Twine, minimaliste mais efficace

Au fur et à mesure que vous écrivez, Twine construit pour vous un plan de votre récit. Vous pouvez alors voir comment l’utilisateur va circuler, et aussi repérer les culs-de sac que vous avez éventuellement créé. Au final, un diagramme de récit peut paraître complexe, mais étant donné que vous l’écrivez de manière organique, vous pourrez vous y retrouver facilement. A titre d’information, voici celui de ma chronique pour #Antibuzz :

En haut à gauche, le début de la chronique, en bas à droite, la conclusion.
En haut à gauche, le début de la chronique, en bas à droite, la conclusion.

Twine accepte aussi les balises HTML, et l’intégration d’autres médias : sons, vidéos (Youtube ou autre), images… En gros, les fonctions de bases permises par un CMS classique de site d’information. J’ai ainsi pu, au fil de ma chronique, renvoyer vers de nombreux articles écrits précédemment sur chacun des cas de censure par Apple.

Mais ce qui rend Twine plus intéressant à utiliser qu’un simple éditeur HTML, c’est sa gestion des variables. En intégrant à vos passages de texte un peu de code (très simple), vous serez en mesure de garder en mémoire les passages que votre lecteur a déjà parcourus. C’est important, parce que ça vous confère un certain contrôle éditorial sur votre récit. Si vous pensez que le lecteur ne doit pas pouvoir avoir accès à un élément de récit sans en avoir, au préalable, lu un autre, vous pouvez simplement indiquer à Twine de n’afficher un lien qu’à condition qu’un autre ait déjà été visité. C’est par exemple ce que je fais dans ma chronique en ne permettant au lecteur de se pencher sur le cas de la Molleindustria (le studio ayant produit un jeu qui critique directement Apple) qu’une fois qu’au moins un autre de ses jeux a été refusé par la firme de Cupertino.

D’autre part, les variables dans Twine permettent aussi de transformer un texte en « véritable » jeu. Pour mémoire, un jeu est une expérience régie par des règles et dont le résultat varie en fonction des actions de l’utilisateur. En utilisant une variable pour tenir le compte du nombre de titres que chaque lecteur se voit refuser par Apple avant d’arriver à la conclusion de ma chronique, je peux lui attribuer un « score » à la fin de sa lecture !

Sur cette capture d'écran, les passages soulignés en rouge sont liés à des variables. Ils changent en fonction de ce que le lecteur a vu.
Sur cette capture d’écran, les passages soulignés en rouge sont liés à des variables. Ils changent en fonction de ce que le lecteur a vu.

Si vous souhaitez vous lancer et utiliser Twine pour mener des expériences de narration non-linéaire (journalistiques ou non), un didacticiel très simple est disponible ici. Au passage, ce logiciel peut aussi être très utile pour imaginer des architectures de webdocumentaires.

Pour ma part, je pense que l’appropriation par les rédactions web de ce genre d’outils, au même titre qu’elles ont appris à se servir de Storify, de Thinglink, de Djehouti ou d’autres outils de narration multimédia, pourrait leur permettre de proposer à leurs lecteurs des expériences d’un genre nouveau, plus interactives, immersives et, employons de gros mots, fidélisantes. A l’heure du churnalism et de l’info-zapping qui ne satisfait ni les lecteurs ni les journalistes, ça pourrait être intéressant…

10 réponses sur “Nouveau concept de newsgame : la « Chronique dont vous êtes le héros »”

    1. Merci David d’avoir pris le temps de lire, et de commenter !
      J’ai suivi ton conseil et remis un lien vers ma chronique au clic sur le logo #Antibuzz.

  1. Comment dire ?
    Permettre à l’autre de grandir au monde, lui faire découvrir une infinité de portes, en quelque sorte l’augmenter, c’est le cadeau que m’apporte cet article. Je ne sais si j’utiliserai le concept dans le réel mais je lui attribue un avenir certain. Le savoir, la connaissance, le temps long parfois cruel de l’apprentissage et soudain, lumineux, le lien. Dans cette structure à la fois neuronale et généalogique les rôles du temps, des interactions, des participants même définissent plus qu’un jeu ou alors le jeu de la vie.
    Prisonniers d’un schéma de pensée cette méthodologie nous conduira je l’espère à penser l’avenir. C’est dire si la lecture d’un cet article me bouleverse.
    Comment dire merci ?

    1. Philippe, votre commentaire est pour moi un vrai plaisir à lire. Je ne m’attendais pas à ce que mon article produise un effet si intense, mais j’en suis ravi. Merci d’avoir pris le temps de partager ici votre réaction !

  2. Bravo Florent !
    Ton papier est donc -as usual- très bien pensé et bien écrit 🙂
    Je ne connaissais pas Twine, mais l’outil me semble effectivement diablement intéressant pour générer une progression singulière dans un récit (je te parlerai d’ailleurs à l’occasion d’une idée qui pourrait trouver sa solution avec ce type d’outils, j’ai l’impression !).
    Du coup, je vais aller « jouer » ta chronique, après ces explications !
    Nicolas

  3. Bonjour,
    L’article est passionnant.
    Mais après été passionné par la théorie, j’ai été déçu par la pratique. J’ai foncé joué la chronique comme dit Nicolas… Mais la plupart du temps, j’ai avancé en cliquant sur un choix unique (et quand il y avait des doubles choix, je devais finalement revenir dans le « bon » choix – comprendre qui faisait avancer l’histoire dans le sens prévu).

    1. Salut Franck.
      Merci d’avoir joué !
      Je vois ce que tu veux dire, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit ici d’une chronique. Que tu passes par (presque) tous les passages en une lecture, c’est voulu, parce qu’au final, mon but en tant que journaliste est de te présenter les différents cas de censure de jeux par Apple.
      Ceci dit, ce qui me parait intéressant, c’est l’ordre dans lequel tu lis ces éléments. Les choix que tu fais, même s’ils ne sont pas extrêmement nombreux, ont un sens.
      Et puis tout de même, il y a (de mémoire) au moins 8 ou 9 carrefours. Pour un article écrit en 1 jour et intégré en 1 autre, c’est pas si mal je trouve ! 😉

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