Les jeux éditoriaux

Article initialement paru sur Lemonde.fr

Les jeux vidéo peuvent être utiles aux journalistes en mettant leur système de fonctionnement au service d’un propos. On les appelle alors des “jeux éditoriaux”.

En tant qu’objet interactif, un jeu vidéo exige du joueur qu’il prenne des décisions. Mais c’est aussi un programme informatique procédural, qui doit faire respecter les règles : à chaque fois que le joueur effectue une action, le jeu lui “répond” en réagissant de la manière dont le programmeur l’a décidé. Ce sont ces deux facettes qui permettent de mettre en place ce que Ian Bogost appelle, dans son livre Persuasive Games (“Des jeux convaincants”), la “rhétorique procédurale”, soit “l’art de convaincre en utilisant une représentation et des interactions qui obéissent à des règles, plutôt que le discours, l’écriture ou les images”.

Food Import Folly. Mettre une mécanique de jeu au service d’un propos, c’est le pari tenté par Food Import Folly. Le joueur, qui commande deux employés des douanes américaines, doit leur faire contrôler différentes denrées alimentaires importées aux Etats-Unis. Si la tâche est relativement simple dans les premiers niveaux du jeu, elle devient assez rapidement ardue, voire impossible. Des produits rentrent alors dans le pays sans avoir été contrôlés, et certains d’entre eux provoquent des intoxications alimentaires. Trois scandales de cette sorte, et c’est le “game over”.
Capture d'écran du jeu "Food Import Folly".
Capture d'écran du jeu "Food Import Folly".D.R.

En 2007, époque où le New York Times a publié ce jeu, les Etats-Unis faisaient face à un problème de qualité des importations alimentaires : alors qu’elles étaient passées de 2 millions de livraisons en 1997 à 9 millions en 2006, les effectifs des douanes étaient restés les mêmes. Ils ne contrôlaient donc, proportionnellement, presque plus rien, comme le joueur en est rapidement réduit à le faire. Niveau après niveau, année après année, la mécanique du jeu nous convainc qu’il est de plus en plus absurde de gérer autant d’importations avec si peu de douaniers. C’est le propos éditorial du jeu.

Si Food Import Folly est efficace, c’est parce qu’il contrarie le désir de base de tout joueur : gagner. Il fait partie de ces jeux qui utilisent l’échec comme un argument rhétorique, en misant sur le fait que, comme le résume Shuen-shing Lee, “je perds, donc je pense”. “Ces titres n’essaient pas de vous accrocher jusqu’à ce que vous ayez mal aux doigts à force de jouer, écrit ce professeur de littérature taïwanais. Ils veulent juste vous faire réfléchir.”

September 12th. Faire réfléchir le joueur, l’interroger sur son rôle dans le jeu, c’est aussi l’objectif de September 12th, du développeur indépendant Gonzalo Frasca. Le joueur évolue dans une ville du Moyen-Orient, aux rues peuplées de civils mais aussi de quelques terroristes armés et vêtus de noir. Le joueur aussi semble armé, puisqu’il peut déplacer à l’écran une sorte de viseur. On comprend qu’en cliquant, on pourrait vraisemblablement débarrasser la ville des terroristes. Sauf qu’au lieu d’une balle, c’est un missile qu’on envoie, un missile et son lot de victimes collatérales. Et quand les civils restants voient les cadavres des innocents, ils se transforment à leur tour en terroristes.

Capture d'écran du jeu "September 12th".
Capture d'écran du jeu "September 12th".D.R.

Il n’est pas possible de gagner une partie de September 12th, dans le sens où on ne peut pas tuer tous les terroristes sans en créer de nouveaux. L’intérêt du jeu est ailleurs, comme le précise Gonzalo Frasco : “Ce n’est pas un jeu, c’est une simulation, un simple modèle que vous pouvez utiliser pour explorer quelques aspects de la guerre contre le terrorisme.” Après une dizaine de minutes d'”exploration”, le propos éditorial du jeu vous saute au visage : les “frappes chirurgicales” n’existent pas et il eût mieux valu ne pas tirer le premier missile.

Oiligarchy. Certains jeux éditoriaux vont encore plus loin dans leur rhétorique. C’est le cas des titres de l’Italien Paolo Pedercini et de son collectif de développeurs, La Molleindustria. Oiligarchy, développé en 2007 en réaction à la flambée des prix du pétrole, est particulièrement intéressant de ce point de vue. Le joueur y dirige une compagnie pétrolière. Rapidement, le jeu le convainc que s’il ne veut pas être mis à la porte, il doit faire en sorte d’assurer une production sans cesse croissante, en installant des puits aux quatre coins du globe. Un cercle vicieux se met alors en place, et le joueur est amené à corrompre le gouvernement, à écraser les populations locales au Niger et en Amérique du Sud ou à provoquer des conflits armés au Moyen-Orient pour honorer ses objectifs. Mais même avec tous ces coups bas, le pétrole étant une ressource finie, il arrive un moment où la production baisse, provoquant la colère des consommateurs mécontents, des émeutes et finalement un conflit nucléaire global.

Capture d'écran du jeu "Oiligarchy".
Capture d'écran du jeu "Oiligarchy". D.R.

Voilà pour le “game over” auquel on arrive en jouant de la manière dont le programme nous incite à jouer. En fait, à tout moment, le joueur peut aussi arrêter de corrompre le gouvernement. Peu à peu, des lois sont alors votées pour sortir de la dépendance au pétrole. La demande baisse de plus en plus et on atteint finalement un autre type de “game over”, dans lequel la société n’a plus besoin de l’or noir. Mais rien dans le jeu ne pousse le joueur vers cette solution, à l’image, dans la réalité, de notre dépendance au pétrole. On ne peut atteindre la fin “verte” du jeu qu’en se contraignant à prendre des décisions qui vont clairement à l’encontre de ce qui a été notre but pendant la majorité de la partie : générer du profit.

“L’objectif d’un jeu éditorial n’est pas de tenir un discours rigide, explique Paolo Pedercini, c’est plutôt de créer un nuage de connexions, de pousser le joueur à s’interroger. Ce que j’espère, c’est que la prochaine fois qu’un joueur d’Oiligarchy entendra parler aux informations de l’enlèvement d’un employé de Shell dans le delta du Niger, par exemple, il sera enclin à s’intéresser à la question, plutôt que de la traiter comme si elle n’avait aucune connexion avec notre vie de tous les jours.”

Le but d’un jeu éditorial utilisé par un organe de presse ne serait donc pas stricto sensu d’informer. Il viserait plutôt à utiliser les mécaniques expressives du jeu vidéo, celles qui transmettent des sensations au joueur, pour convaincre ce dernier.

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