Dans Apoptosis, le cancer, c’est vous.

Il est des jeux qui vous prennent aux tripes, littéralement. Apoptosis est l’histoire d’un patient atteint d’un cancer des intestins, et vous êtes ce cancer. Plus vous proliférez, plus vous apprenez de choses sur votre victime, par la voix de sa petite amie, spectatrice impuissante des ravages de la maladie. La conclusion, qui arrive en à peu près dix minutes, ne sera atteinte que si vous vous répandez partout. Vous êtes mal à l’aise avec ces règles du jeu ? Ca tombe bien, c’était un des objectif du game designer, François, que j’ai interviewé pour qu’il nous parle du projet.

Bonjour François. Peux-tu nous dire dans quel contexte le projet Apoptosis a vu le jour ?

Il s’agit d’un projet de fin de première année réalisé en 3 mois à l’Enjmin. Les projets démarrent en avril et sont présentés en public fin juin chaque année. Une personne du public, ne connaissant rien du jeu, vient jouer sur scène et dispose de 10 minutes pour découvrir de quoi il s’agit. Mise à part ces contraintes, nous avons une liberté totale sur ce que nous pouvons faire. Nous n’avons par exemple aucune contrainte liée à une éventuelle commercialisation.

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Peux-tu nous présenter rapidement les membres de l’équipe et le rôle de chacun ?

Nous étions quatre élèves de l’école sur le projet. Lucien Catonnet s’est occupé de la programmation de tout le jeu. Nous avons utilisé un moteur qu’il a développé spécifiquement pour Apoptosis. Marjolaine Paz était graphiste sur le projet. Elle a apporté son regard à l’idée de base que Lucien et moi avions du jeu et est responsable de la direction artistique. Son apport au projet a été considérable. Gaspard Morel était sound designer sur le projet. Il a mis en place un système pour que les sons de tumeurs soient toujours différents et composé la musique. Les sons de maladie participent beaucoup à l’effet de malaise que l’on peut ressentir en jouant. Quant à moi, je me suis occupé de l’écriture de la narration, de la direction d’acteur et du game design. Une élève du conservatoire de théatre d’Angoulême, Alice Kudlak, nous a prêté sa voix et a su trouver très rapidement trouvé le personnage. Sans elle le jeu ne serait pas le même.

J’ai assumé beaucoup de rôles dans ma vie de joueur, mais je n’avais encore jamais été un cancer. Comment vous est venu cette idée ?

A la base du projet, il y a ma rencontre dans l’école avec Lucien. Dès novembre (les projets démarrent en avril) nous avons commencé à réfléchir à ce que nous aimerions faire comme projet de fin d’année. La charge de travail pour un graphiste pour un projet de 3 mois est toujours immense dès qu’on choisit la 3d polygonale et nous avons cherché des moyens de travailler sans graphiste. Nous nous sommes alors renseignés sur le voxel et ce qu’on pouvait faire avec.

Au départ, l’envie était de faire un jeu de course inspiré de F-zero dans lequel les joueurs pourraient modifier le terrain selon leurs besoins. Creuser des tunnels, créer des ponts etc… Nous avions un petit prototype de moteur voxel sous Unity avec un vaisseau qui pouvait faire ces actions basiques et rapidement nous nous sommes rendu compte que nous passions notre temps à creuser des trous et qu’en reculant la caméra, le terrain ressemblait à un organe malade. Il y avait quelque chose de très organique et de dérangeant dans l’image et un certain plaisir à détériorer le terrain petit à petit.

A partir de là, au fil de quelques discussions où chacun donnait ses idées, nous avons fini par retenir l’idée de jouer une maladie. Le cancer semblait cohérent. L’invasion progressive d’une tumeur et la longueur de la maladie donnaient une bonne base sur laquelle se reposer et nous avions tous les deux des histoires personnelles avec cette maladie. Je pense que c’est ce qui nous a séduit, de tenter de mettre quelque chose de très personnel dans un jeu. Dès que cette idée a émergé nous ne voulions plus la lâcher.

Vous êtes la tumeur et vous progressez. Inexorablement.
Vous êtes la tumeur et vous progressez. Inexorablement.

Ce qui m’a frappé quand j’ai essayé Apoptosis, c’est que le jeu, très narratif, est extrêmement bien écrit. Peux-tu nous raconter comment cette phase s’est passée ?

J’ai commencé par écrire les personnages en leur inventant une petite biographie à chacun. L’idée c’était de parvenir à savoir assez précisément qui ils étaient afin d’imprégner le texte de leurs personnalités. L’esprit de la narratrice se dégrade en même temps que le corps du malade. Il fallait donc un malade qui soit quelqu’un de très vivant, que sa vitalité soit mise en avant dès le début. C’est en partie pour cette raison que je l’ai choisi trompettiste de jazz. La narratrice est quelqu’un de beaucoup plus en retrait et qui préfère observer et vivre certaines choses par procuration. J’ai également effectué quelques recherches sur la psychologie des malades et de leurs proches, j’ai pris quelques notes, écrit certaines choses qui me passaient par la tête, sans différencier, et ensuite j’ai tout rassemblé au propre sur quelques feuilles sans jamais retourner à toute la documentation.

Une des difficultés pour l’écriture était la contrainte de faire un jeu court. Il fallait que le texte transmette des images fortes en quelques lignes et que ces images continuent d’exister dans l’esprit du joueur pendant les silences. Pour chaque scène, j’ai cherché à exprimer les sensations du personnage à travers sa perception du décor et du corps du malade. Il fallait absolument ne jamais sortir de sa tête afin de ne pas perdre le lien créé avec le joueur.

Avez-vous rencontré des défis techniques particuliers en développant ce projet ?

Nous avons choisi de travailler avec des voxels et des automates cellulaires et cela n’a pas été de tout repos. Les moteurs pré-existants ne sont pas du tout adaptés car l’industrie travaille à 95% en 3d polygonale. Nous avions un prototype implémentant les voxels qui tournait sous Unity et les performances étaient assez désastreuses. Lucien a donc décidé d’utiliser la base d’un moteur qu’il développe tout seul depuis quelques années. Dès les premiers essais, nous obtenions des performances vingt fois supérieures à ce que nous avions sur Unity.

Même si le jeu n’existe pas sans le joueur, j’imagine qu’il n’y a pas des milliers de façons différentes de « gagner » à Apoptosis. Les ludologues vous diraient qu’un jeu sans rejouablilité n’est pas un vrai jeu. Quel est votre point de vue là-dessus ?

La rejouabilité n’était pas forcément un critère pertinent pour ce projet. Ce qui m’intéressait en terme de game design, c’était de voir quelle utilisation je pouvais faire de l’interactivité afin d’impliquer le joueur dans une narration et de créer chez lui un sentiment de malaise. Le jeu a été pensé en rapport à certaines contraintes proposées par l’école pour l’exercice. La personne qui y joue le jour des présentations n’en connait rien et le découvre devant le public. Le jeu est donc pensé pour confronter la personne qui joue au regard des gens dans la salle. Il est aussi pensé pour être joué une fois, en dix minutes seulement. Toutes ces choses mises ensemble donnent de la force au jeu. Effectivement, la narration est la plus linéaire possible et le jeu ne dure que onze minutes, et la question qui est posée au joueur est simplement de savoir s’il souhaite continuer, sans lui proposer d’alternative intéressante au sein même du jeu, mais au-delà d’être pertinents avec le sujet (la maladie est incurable), si quelque chose se passe chez le joueur, s’il ressent quelque chose, alors c’est gagné.

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J’imagine que vous avez fait tester votre jeu. Peux-tu nous dire quelles réactions vous avez eues ?

La plupart des gens qui l’ont essayé ont apprécié. Le jour des présentations, les réactions dans le public ont été assez fortes. L’immersion dans ce genre de jeu est très fragile et il est arrivé que des personnes ne soient pas du tout réceptives, en particulier celles peu habituées aux jeux vidéo d’une manière générale.

Finalement, quel est le propos d’Apoptosis ? Selon vous, quelle est la singularité de vivre l’expérience comme un jeu vidéo plutôt qu’un livre ou un film ?

Le propos est assez simple. Les maladies graves et longues se vivent toujours à plusieurs. L’idée était simplement d’explorer quelles émotions traversent ces personnes, certaines étant parfois inavouables. Le jeu vidéo permet de proposer d’adopter le point de vue impersonnel de la maladie. Position qui me parait uniquement possible dans ce medium et qui met le joueur face à lui-même tout en l’impliquant via l’interactivité, sans qu’il puisse se cacher derrière les intentions d’un personnage. La narration étant centrée sur les émotions de la narratrice, la dissonance entre l’empathie du joueur pour le personnage et les conséquences de ses actions s’amplifie au cours du jeu et ce décalage provoque quelque chose chez lui. Du moins c’était l’intention.

Le 11 septembre, les maladies incurables… Les thèmes choisis par les 1ère année de l’ENJMIN sont graves. Doit-on s’inquiéter pour vous ? 🙂

Il y a eu quelques projets un peu sérieux dans notre promotion et personnellement j’ai trouvé ça très rafraichissant. La diversité de ce qui était présenté en fin d’année faisait vraiment plaisir à voir. Il y a une réelle richesse créative à l’Enjmin et j’espère la trouver plus largement dans l’industrie dans les années à venir.

Plus largement, à ton avis, qu’est-ce que les jeux vidéo ont à dire sur le monde réel ?

La question du rapport au réel est toujours épineuse et posée dans ces termes, « avoir quelque chose à dire », elle me dérange un peu. Je pense que ce qui importe le plus c’est de savoir ce que l’on souhaite faire ressentir au joueur. Si le réel est intéressant en tant que matière dans laquelle creuser pour faire un jeu c’est que certaines sensations, certaines émotions ne peuvent pas être séparées du contexte dans lequel elles émergent. Pour moi ce sont ces choses-là qui importent plus que de tenir un discours sur le réel, et qui expliquent que depuis quelques temps beaucoup de jeux s’intéressent à l’humain. Dans ces jeux, le « réel » devient central, tout devient sérieux et on peut rapidement faire l’erreur de se dire qu’il va falloir convaincre ou tenir un propos didactique. Je pense qu’il faut faire attention à ce que les jeux restent toujours des espaces de liberté pour les joueurs. Il faut chercher à créer un contexte, des sensations et des émotions qui délimitent cet espace, mais il ne faut pas chercher à le diriger.

Apoptosis se télécharge gratuitement (ou contre quelques euros si vous êtes généreux) en version anglaise ici, et en version française là.

3 réponses sur “Dans Apoptosis, le cancer, c’est vous.”

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