Les meilleurs jeux du réel de 2015 (1 sur 2)

Bim, bam, boum, comme chaque année, voici le retour du best of que vous attendez tous. Non, il ne s’agit pas des meilleures déclarations de Nadine Morano, il y en aurait bien trop. Voici plutôt les 10 jeux du réel qui ont le plus retenu mon attention en 2015. Enfin, disons plutôt les cinq premiers – la suite est ici !

 

1) Les canards voleront toujours plus haut

Dans les heures sombres qui ont immédiatement suivi l’attaque des frères Kouachi contre la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, j’ai – comme pas mal de monde, j’imagine – passé des heures sur les réseaux sociaux. J’y ai vu s’afficher beaucoup de messages : des tristes, des déprimants, des sinistres, des haineux, des grinçants… Et puis au bout de quelques heures – le jeudi 8, il me semble – ce lien est apparu.

Volez, petits canards...
Volez, petits canards…

Les Canards voleront toujours plus haut est sans nul doute, le premier jeu vidéo à s’être emparé du sujet. Ce n’est pas le seul – quelques jours plus tard, une “Charlie jam” a même été organisée. Mais alors que je commençais à peine à saisir toute l’horreur de la situation, jouer à LCVTPH a été, pour moi, un vrai moment de lumière dans la nuit.
Le jeu, une version rebidouillée du classique Duck Hunt intégrant un dessin de Boulet, est minimaliste. Tout repose sur une idée de game design à la fois très simple et en parfait accord avec le propos porté. C’est un resplendissant exemple de “jeu éditorial”, conçu pour faire passer un message clair qui se comprend en quelques secondes et reste en tête longtemps.

Illustration signée Boulet
Illustration signée Boulet

Aujourd’hui, après les attentats du 13 novembre et les mesures apportées par le gouvernement en réponse, rejouer à ce jeu me rend triste. J’ai l’impression qu’en fait de voler haut, on aurait plutôt tendance à s’enfoncer. Mais LCVTPH reste un des plus beaux hommages que j’aie vus aux membres de la rédaction de Charlie et à celles et ceux qui sont mort avec eux.

2) The Family Farmer

Même avec une formation de journaliste, il y a des pressions auxquelles il est impossible de résister. Quand Martine, ma voisine d’en face, m’a demandé de parler de The Family Farmer, j’ai su que je n’allais pas pouvoir y couper. C’est que ça peut avoir sacrément mauvais caractère, une Charollaise de 700 kilos.

Côt !
Côt !

The Family Farmer est donc à la fois un documentaire et un jeu vidéo. Dans le docu, fruit du boulot de Rotating Planet, on part à la rencontre de fermiers canadiens ayant décidé de transformer leur exploitation agricole pour la rendre plus responsable et durable. Faire du bio, protéger l’environnement, se bastonner contre les énormes « corporate farms »… la vie de ces agriculteurs est riche en défis, et leur existence même sans cesse remise en question. Pourtant, ils semblent heureux et surmotivés.
Dans le jeu du même nom, sans surprise, c’est à nous de nous glisser dans les bottes de ces fermiers. Pour arriver au terme des 14 tours que dure une partie, il va falloir prendre les meilleures décisions possibles. Va-t-on cultiver des légumes ou élever des animaux ? Si le tracteur tombe en panne, en achète-t-on un autre, ou le remplace-t-on par des chevaux ? Comment faire pour faire revenir les truites dans le ruisseau qui traverse la propriété ? Et surtout, comment éviter la banqueroute ou le surmenage ?

Le jeu The Family Farmer a été réalisé par le studio montréalais Dpt.
Le jeu The Family Farmer a été réalisé par le studio montréalais Dpt.

On commence une partie avec les meilleures intentions du monde, mais tour après tour, les contraintes s’accumulent et les possibilités s’amenuisent. Comme dans l’excellent Spent, chaque choix est ponctué d’une information réelle, qui nous explique pourquoi le jeu nous sanctionne – ou, plus rarement, nous récompense. Et toujours comme dans Spent, arriver à terminer une partie sans perdre prématurément est une gageure. Mais on en sort plus convaincu que jamais que ce sont ces fermiers, plutôt que leurs homologues productivistes, qui sont dans le vrai. Comme dit Martine, « L’agriculture raisonnée, c’est vachement dur, mais ça veau le coup » (un conseil, pour votre santé, riez à cette blague – ça a TRES mauvais caractère, une Charollaise).

3) The Westport Independent

A quoi reconnaît-on un créateur de jeux vidéo qui marque son époque ? De nombreux critères peuvent être pris en compte, mais l’un des moins contestables est sa capacité à faire des émules. Du coup, en regardant The Westport Independent, on peut probablement en conclure que Lucas Pope fait partie du club.

Welcome to Westport
Welcome to Westport

Pour ceux qui ne suivent pas, Lucas Pope est le créateur de Papers, Please, un étrange simulateur vous mettant à la place d’un garde-barrière à la frontière de la très dystopique Arstotzka. Sorti en 2014, Papers, Please est un des gros succès récents du jeu vidéo indépendant, et il lègue à The Westport Independent son esthétique pixellisée, sa thématique originale et son gameplay « de travailleur de bureau ».
Car dans TWI, vous allez encore passer votre partie les fesses vissées à une chaise. Vous voici, cette fois, rédacteur en chef d’un journal dans un pays tout aussi fictif qu’Arstotzka, alors qu’un groupe politique, se faisant appeler « les Loyalistes », vient d’arriver au pouvoir. Rapidement, vous comprenez que ces dirigeants voient la liberté de la presse d’un mauvais œil. Pour museler toute opposition, ils s’apprêtent à faire passer une loi contrôlant strictement tout ce qui peut être publié dans le pays. Parmi vos journalistes, certains sont de fervents supporters du pouvoir en place – d’autres, au contraire, s’en méfient, voire le critiquent ouvertement.

Censurer ou pas ? Là est la question...
Censurer ou pas ? Là est la question…

Et vous, dans tout ça, qu’allez-vous faire ? Accéder aux requêtes des Loyalistes, qui vous demandent de censurer toute info pouvant faire du tort à l’image du pays ? Donner du grain à moudre aux rebelles, en braquant les projecteurs sur des infos que l’autorité préfèrerait brosser sous le tapis ? Ou divertir le peuple avec des infos à la trivialité insondable ? Il y a fort à parier que, quels que soient vos choix, vous deviez à un moment ou à un autre en affronter les conséquences…
Finalement, plus encore que de Papers, please, TWI s’inspire de The Republia Times, un jeu web signé… Lucas Pope, dans lequel vous deviez, déjà, vous prendre pour un rédacteur en chef. En même temps, quitte à se choisir une muse, les développeurs de Double Zero One Zero auraient pu plus mal tomber. La version alpha de leur TWI, disponible sur leur site officiel, est déjà très chouette. La version finale ne devrait plus tarder.

4) Touchtone

Ça ne vous aura probablement pas échappé, « surveillance » fut un des mots-clés de l’année 2015. Aux Etats-Unis, en France… ou encore en Chine, les gouvernements tentent d’écouter ce qui se dit sur le net. Objectifs affichés : démasquer les terroristes, assurer la sécurité des citoyens, contrer les menaces à la sécurité de l’Etat. Mais qui détermine ce qu’est une menace ? Dans Touchtone, c’est vous.
Ce jeu commence en effet sur un ton un peu burlesque. Une agence de renseignement vous propose en effet de l’aider dans sa tâche gargantuesque. Vous n’êtes pas un hacker ? Aucun souci : le processus de cryptanalyse a été adapté en jeu vidéo, pour le rendre accessible aux novices comme vous. Vous aurez l’impression de jouer à un simple « puzzle game », en faisant rebondir des rayons lumineux sur des surfaces aux angles divers pour les guider jusqu’à des points précis.

Le hacking dans Touchtone : un "simple" puzzle game
Le hacking dans Touchtone : un « simple » puzzle game

Mais cette activité d’apparence triviale vous permettra en fait de pirater des SMS et mails échangés par vos concitoyens. Ensuite, si vous débusquez un truc louche, vous n’aurez qu’à le reporter à vos supérieurs. Mais comme vous allez vite vous en rendre compte, vos nouveaux employeurs ont une idée bien à eux de ce qui est dangereux. Des traders sur le point de refourguer des placements pourris ? Laissons ces businessmen tranquilles. Des jeunes qui planifient une sortie et prévoient d’apporter quelque chose à fumer ? Les activités liées au trafic de drogue doivent être prises au sérieux. Et rapidement, votre coordinateur vous assigne un individu à surveiller de très près. Pensez donc : il est musulman, et d’origine iranienne qui plus est.
Les jeux un tant soit peu politiques, abordant des sujets grinçants, sont très rares sur iOs, notamment à cause de l’attitude scandaleuse d’Apple à leur égard. Touchtone n’en est que plus précieux. Bien planqué derrière ses airs de puzzle game crétin (qui a dit « Candy Crush » ?), il réunit en fait le propos d’un Blackbar, le double niveau de lecture d’un Device 6 et un sujet contemporain. Que demande l’i-Peuple ?

Oh mon Dieu ! Un jeu iOS avec un contenu un tantinet politique, mais que fait la police morale !
Oh mon Dieu ! Un jeu iOS avec un contenu un tantinet politique, mais que fait la police morale !

S’il fallait faire une critique à Touchtone, elle porterait probablement sur le game design des puzzles lui-même. Les développeurs, Mikengreg, se sont fait connaître avec Solipskier, un jeu de ski 100% arcade super fun à jouer. On les sent un peu moins à l’aise sur ce type de gameplay moins frénétique : les énigmes manquent de variété, la gradation de la difficulté n’est pas parfaite… Mais rendons-leur néanmoins hommage pour avoir réussi à produire un jeu avec un vrai propos sans se faire censurer par la marque à la pomme. Si vous avez un iPhone et marre de tuer des cochons avec des oiseaux… c’est par là !

5) Life is Strange

Qui n’a pas entendu parler du dernier jeu de DontNod ? Comparativement aux autres lauréats de cette sélection, Life is Strange est un mastodonte : budget de plusieurs millions d’euros, éditeur de renom (Square Enix), sortie sur PC et principales consoles de salon… On n’est pas au royaume des AAA, les méga-blockbuster type Fifa ou GTA V, mais il s’agit tout de même d’un gros jeu commercial. S’il figure dans cette sélection, c’est pour deux raisons : d’abord parce que son scénario est très ancré dans le réel, et ensuite car il n’aurait jamais dû voir le jour.

La vie est chelou, comme ne disent plus les jeunes.
La vie est chelou, comme ne disent plus les jeunes.

Dans LiS, vous incarnez donc Maxine Caulfield, panoplie d’ado en bandoulière : timidement jolie, légèrement voutée, complètement paumée. Alors que vous êtes de retour dans la ville de votre enfance, vous assistez au meurtre d’une ancienne amie, et le choc déclenche chez vous le pouvoir de remonter le temps de quelques instants. C’est le début de votre périple, à la recherche d’un sens à donner à votre jeune existence, sur fond de fin du monde.
Ce scénario, cliché comme peut l’être l’adolescence, est très agréable à jouer, tout à fait dans la veine du cinéma américain indépendant que l’on voit chaque année en compétition au festival de Sundance. Si l’on oublie l’incongru pouvoir de Maxine, nous voilà plongé dans une tranche de vie délicieusement aigre-douce, contemporaine et intemporelle à la fois. Et en poussant un peu, on pourrait même voir dans cette capacité à perpétuellement revenir sur ses choix une métaphore du difficile apprentissage des responsabilités.
Mais surtout, donc, LiS a failli ne jamais voir le jour. Ce genre de jeux ne peut exister sans l’apport (financier, entre autres), d’un éditeur. Or, quand DontNod a commencé à les démarcher, les portes se sont une à une fermées devant le studio français. Trop osé techniquement ? Trop onéreux ? Rien de tout ça : en fait, personne ne voulait d’un héros féminin. En 2015. De l’aveu même des intéressés, Square Enix fut le seul éditeur à accepter Maxine comme elle était.

Mieux qu'une héroïne féminine, DEUX héroïnes féminines !
Mieux qu’une héroïne féminine, DEUX héroïnes féminines !

Pour que les jeux vidéo deviennent vraiment des jeux du réel, il faudrait peut-être qu’ils commencent par accepter de représenter un peu mieux (voire un peu tout court) les femmes, soit à vue de nez 50% de la population mondiale (et environ 45% des joueurs), non ?

Pour la suite de ce best of, c’est par ici !

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