En cette année d’élections un peu partout dans le monde, France et Etats-Unis en tête, l’Autre élection propose de vous emmener à la découverte d’un pays (la Papouasie Nouvelle-Guinée) doté d’un système politique aux antipodes de ce que nous connaissons.
Le format ? Une série documentaire à épisodes, accompagnée d’un blog, mais aussi d’un newsgame, conçu par ThePixelHunt, qui vous fera, je l’espère, vous interroger sur la signification du mot « démocratie ».
En voici le pitch :
L’Autre Election, le Jeu titillera votre perception du processus démocratique et de ses défaillances dans des pays lointains aussi bien que dans le vôtre.
Vous commencerez par choisir le candidat que vous voudrez incarner : allez-vous concourir pour le pouvoir aux Etats-Unis, en France, en Russie, en Corée du Sud, au Sénégal ou en Papouasie Nouvelle Guinée ?
Vous commencerez ensuite votre campagne. Pendant un mois, vous devrez faire des choix difficiles. Allez-vous tenter d’acheter vos voix ? Organiser une campagne à la télévision pour écraser le parti d’opposition ? Changer la constitution pour éjecter l’un de vos adversaires ? Demander à votre spin-doctor de vous proposer un récit sur mesure à destination de l’électorat populaire ? Vous pourriez aussi essayer de la jouer fair-play et voir si vous parvenez à vos fins…
Vos choix auront une influence sur 4 jauges : popularité, fonds de campagne, légalité et morale. Le but du jeu est de suffisamment augmenter votre popularité pour être élu à la fin du mois. Mais si vous faites faillite, si vous êtes arrêté, ou si votre propre parti vous lâche, vous aurez perdu.
Evidemment, les règles du jeu changeront en fonction des pays. Certains choix seront plus appropriés dans certaines parties du monde ; d’autres n’auront pas ou peu d’impact sur vos concitoyens… Mais où que vous jouiez, vous devrez garder en tête une question essentielle, bien que cynique : “Quel est le plus court chemin vers le pouvoir ?”.
Le sens premier du mot « unmanned », en anglais, est « sans équipage ». Et en effet, voici un étrange jeu qui vous propose de vivre une journée dans la peau d’un contrôleur de drone militaire, ces avions sans pilotes prétendant faire de la guerre une activité « propre ». Vous êtes donc un soldat qui ne voit plus le terrain « en vrai » et contrôle son appareil au joystick, les yeux rivés sur un écran. Vous jouez à « être » un personnage dont le métier ressemble à un jeu vidéo, et nous allons le voir, ce n’est pas le seul parallèle entre votre place et la sienne.
Unmanned
« Unmanned », c’est aussi « abandonné des hommes », « désincarné ». Un qualificatif qui va comme un gant au héros que vous accompagnez. Mal à l’aise dans son corps massif de militaire, il trimbale un regard mélancolique et donne en permanence l’impression d’être là sans être là. Vous entrez dans sa vie au moment où il se réveille d’un rêve étrange comme en font les anciens soldats, peuplé de villageois afghans en colère et ponctué par une métamorphose qui le voit se changer en drone pour s’évader. Ensuite, au fil de la journée, quand vous allez l’aider à se raser, à ne pas mourir d’ennui sur la route qui l’emmène à son travail, à accomplir sa mission de guerrier de bureau, et à conduire de front partie de Modern Warfare et discussion avec son fils hyperactif, vous ressentirez vous aussi cet impérieux désir d’être ailleurs.
Car c’est une histoire de la lassitude qu’Unmanned se propose de vous faire vivre. Si la liste des « activités » prévues vous parait rébarbatives, c’est tout sauf un hasard. Dans cette expérience interactive, votre place de joueur rentre en résonance avec la vacuité, l’absence de sens, la déprime qui hantent le quotidien de votre alter-égo. C’est l’audacieux pari de la Molleindustria et No Media Kings, les auteurs du jeu : vous emmerder autant que s’emmerde le personnage.
Booooooooooring…
Mais tout ça n’est qu’un leurre, car le vrai défi d’Unmanned n’est pas d’endurer les passages vides de sens – c’est plutôt de réussir à en retrouver. L’écran de jeu est partagé en deux, et si toutes les interactions précédemment décrites ont lieu dans la partie de droite, la gauche vous propose un challenge d’un autre genre : vous aurez à y faire des choix pour faire avancer l’histoire. Les introspections du héros, ses possibilités d’action, ses réponses dans un dialogue avec d’autres personnages s’afficheront à l’écran, et ce sera à vous d’orienter le soldat. La plupart de ces choix n’auront pas grande importance, mais certains seront cruciaux. Faut-il draguer ma collègue ? Parler avec mon fils de son rendez-vous chez le médecin ? Et surtout, est-on vraiment sûrs que ce petit tas de pixels, sur mon écran de contrôle, est bien un terroriste ennemi qu’il est pertinent d’atomiser à coup de missiles ?
Dans la position dans laquelle vous êtes, anesthésié par les interactions mécaniques et limitées de l’écran de droite, saurez-vous faire les « bons » choix dans celui de gauche ? Se poser cette question, c’est s’interroger, en parallèle, sur la place qui est laissée à la réflexion, à la conscience et à l’autodétermination dans les choix qui se présentent à votre personnage, et par extension aux vrais pilotes de drones dont il est la représentation. Cette réflexion est-elle encore possible, dans une société de la diversion, ou même la guerre, activité radicalement humaine, est désincarnée ? Quelles questions conservent du sens, quels choix conservent du poids, dans ce contexte ? Qu’est-ce, alors, qu’être libre ?
Sur la route qui vous conduit au travail, vous pensez à votre fils, diagnostiqué « hyperactif ».
Tout dans Unmanned est conçu pour souligner ces questionnements. Par exemple, à la fin de chaque séquence de jeu, vous pourrez remporter des « récompenses », des médailles virtuelles vous informant de votre « réussite ». Là encore, une dichotomie s’installe : les médailles de l’écran de droite célébreront votre capacité à accomplir les interactions, c’est-à-dire à « faire ce qu’on vous dit », à suivre les règles du jeu, représentation métaphorique des ordres militaires. Celles de l’écran de gauche, en revanche, signaleront votre capacité à explorer les choix qui vous ont été offerts, à remettre en question les préjugés que vous, en tant que joueur, pouvez avoir sur le personnage que vous contrôlez. Ratez-en une, et vous savez que vous avez « loupé quelque chose ». Un ingénieux principe de game design pour mettre en avant le propos d’auteur inclus dans Unmanned.
Les noms des « médailles » contiennent une bonne dose d’ironie…
Bien sûr, Unmanned n’est pas parfait. Son design manque par exemple cruellement de feedback. Le joueur n’a souvent qu’une vague idée de ce qu’il est censé faire – condition pourtant sine qua none à l’émergence de la question « Est-ce que je veux le faire ou pas ? ». En fait, comme cela arrive régulièrement avec les productions signées La Molleindustria, Unmanned s’adresse d’abord aux joueurs un peu intellos ayant une bonne connaissance des codes du jeu vidéo et étant prédisposés à se creuser la tête en jouant. C’est d’autant plus dommage qu’il apporte la preuve que nous sommes devant une nouvelle et prometteuse façon de raconter une histoire, mêlant narration classique, interactivité, rhétorique des règles et expressivité de l’illustration. J’espère que cette analyse vous permettra de poser sur Unmanned un regard curieux, les initiatives exploitant le jeu vidéo dans ce sens étant encore bien trop rares pour ne pas être encouragées.
Même trouver le sommeil devient un défi.
Par Florent Maurin.
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Doit-on encore présenter la Molleindustria ? Ce collectif de développeurs italiens s’est fait connaître avec une série de jeux « a message ». Des titres en flash, jouables gratuitement, qui traitent de sujets controversés avec une acidité et une efficacité rarement égalées. Des exemples ? Que ce soit The McDonalds Game, simulation au vitriol du fonctionnement de la célèbre chaîne de fast food, Operation Pedopriest, qui s’attaque à la protection des prêtres pédophiles par l’église, ou encore Oiligarchy, intelligent simulacre de jeu d’exploitation du pétrole (bien plus profond qu’il y parait), un jeu Molleindustria ne ressemble à aucun autre. Mais récemment, Paolo Pedercini, le leader du collectif, s’était essayé à des expériences plus métaphysique, et aussi plus narratives, traitant par exemple de l’infernale routine d’un travailleur de bureau (Every day the same dream). C’est cette direction qu’il explore à nouveau avec Unmanned.
2011 fut l’année de l’expansion pour la gamification. Vous n’avez jamais entendu parler de ce terme barbare ? Je vous conseille le très bon article de RSLN sur le sujet. En bref : « gamifier », c’est appliquer des logiques de jeu à une activité pour la rendre ludique. En pratique, le plus généralement, il s’agit d’attribuer à l’utilisateur des « badges » ou toute autre forme de colifichets virtuels pour récompenser un comportement jugé positif, et de lui attribuer un score pour qu’il puisse se comparer aux autres… et tenter de les dépasser.
Source : http://www.mrdaley.com
Ces dernier temps, donc, de nombreux domaines sont passés à la moulinette de la « gamification » : on gagne des badges en signalant sa présence dans Foursquare, on « score » des points en apprenant des compétences en ligne (comme dans l’excellent Code Academy), et certaines entreprises ayant manifestement flairé le filon proposent même de gamifier la saisie des feuilles de paie ou les émissions de CO2 d’une famille.
Je me demandais donc qui serait le premier à transposer l’idée en politique. Et c’est l’équipe de François Bayrou qui a remporté la course (ils reçoivent le badge « Speedy Gonzales » pour l’effort). Mardi, une nouvelle rubrique a en effet été ajoutée au site www.bayrou.fr Baptisée « les volontaires », elle propose à qui veut de s’inscrire et d’accomplir des « missions » pour soutenir la candidature du centriste :
Faire un don
Télécharger l’app Bayrou 2012 sur son iPhone,
Envoyer à des enseignants le message de soutien de FB,
Twitter pendant une intervention du candidat à la télé,
Se rendre à un meeting
…
A chaque action accomplie (la plupart sont validées sur la base d’une simple déclaration), le joueur-militant remporte quelques « décibels », des points témoignant de sa capacité à « faire entendre sa voix ». Et si son investissement est constant, il peut aussi décrocher des badges liés au type d’actions menées (présence sur le web ou les réseaux sociaux, participation à des meetings, recrutement d’autres « joueurs » etc).
Les badges des Volontaires
Evidemment, le joueur/militant est aussi affublé d’un « rang », comparant son score à ceux de ses camarades. La panacée ? Faire son entrée dans le « top 3 » des meilleurs « volontaires », prêts à accomplir toutes les actions pour « donner de la voix pour François Bayrou ».
Autant le dire tout de suite : je n’ai rien contre la « gamification » dans l’absolu. Même si je trouve son principe un peu fade comparé à la puissance rhétorique d’un vrai jeu vidéo, dans certains cas, elle peut être utile pour structurer et orienter une communauté d’utilisateurs. Et je suis par ailleurs convaincu que le jeu est une activité noble, dont la réputation a besoin d’être soignée, et dont la définition doit être élargie.
Mais tout jeu implique une relation entre le « maître du jeu » et les personnes qui jouent, et cette relation est très expressive. Selon la manière dont le créateur (aussi appelé « game designer » dans le jargon du jeu vidéo) aura pensé les règles du jeu, le rôle des joueurs, leur implication et l’expérience qu’ils en tireront pourra varier du tout au tout. Le game design est un langage, et comme dans tout langage, il importe de réfléchir avant de parler.
Dans « les volontaires », les règles du jeu sont les suivantes :
Je fais ce qu’on me dit -> je gagne des points
Quand Europe1.fr m’a contacté pour me demander ma réaction aux « Volontaires » pour un article, je n’avais pas encore vu de quoi il s’agissait. Pourtant, j’en avais déjà une intuition, qui s’est avérée. La gamification telle qu’elle est pratiquée ici n’est pas une expérience de jeu. C’est un dispositif marketing qui a un but principal : amener les utilisateurs à faire ce qu’on veut qu’ils fassent. Ici, les utilisateurs sont des militants, ou au moins des sympathisants. Alors on leur présente une liste d’actions militantes, et à chaque fois qu’ils en mènent une à bien, on les récompense avec des points, voire des badges.
Imaginez un casino dans lequel le but de la direction serait de pousser les clients à utiliser les machines. Comment faire ? Il suffirait de remplir les bandits manchots de jetons en plastique, et de rendre toutes les parties gagnantes. Ce serait sans nul doute efficace… pendant un certain temps. Mais est-ce que ce serait fun ? Est-ce que ça aurait du sens ? Est-ce que ça amènerait à penser ? En bref, est-ce que le « jeu » en vaudrait la chandelle ?
Meaningful Pay, par Sebastian Deterding
La critique est aisée mais l’art est difficile, alors essayons de déterminer ce qu’il manque aux « Volontaires ». Dans une passionnante présentation, Sebastian Deterding dresse la liste des trois ingrédients nécessaires à ce genre de gamification pour devenir un vrai jeu.
Les voici :
– le sens. Les récompenses ne doivent pas être leur propre justification, mais plutôt un couronnement d’une activité pleine de sens pour l’utilisateur. Dans le cas des « Volontaires », il serait nécessaire de donner beaucoup plus de contexte qu’actuellement aux actions demandées. Pourquoi est-ce important de transmettre à des proches les lettres de François Bayrou ? Comment l’argent que je donne va-t-il être utilisé ? En quoi télécharger une appli iPhone va-t-il bien pouvoir aider le candidat que je supporte ? En bref : quel est le sens des actions qu’on me demande d’accomplir, à part « gagner des points » ou « faire comme les X autres qui ont déjà accompli cette tache » ?
– la maîtrise. Comme le soutient Raph Koster dans son excellent livre, A Theory of Fun, l’intérêt qu’on a pour le jeu vient de ce qu’on a l’impression d’apprendre, de progresser dans le défi qui nous est lancé par les règles. Sanctionner la « progression » par des badges qui disent « c’est bien, tu as fait ce qu’on attendait de toi » est une conception behavioriste un peu rouillée du game design (voire du design en général). Il vaudrait mieux lancer aux joueurs/militants de vrais défis, ordonnés, structurés, de plus en plus complexes, de plus en plus exigeants. Avec la promesse d’apprendre aux joueurs à devenir des militants de plus en plus efficaces. Des défis variés, dans leurs thèmes comme dans leur mode de résolution, qui les aideraient à structurer leur action de supporter politique.
– L’autonomie. La différence entre le travail et le jeu, c’est qu’on joue parce qu’on en a envie, sans coercition. Quand on se sent contrôlé, notre envie de jouer étouffe peu à peu. Or, recevoir une récompense parce qu’on a fait quelque chose donne cette impression d’être sous contrôle (comme on reçoit une note pour un contrôle à l’école), et cela dévalue l’activité qu’on vient d’accomplir, puisqu’on a besoin d’être « payé » (fut-ce en points) pour la faire. C’est le risque quand on greffe des récompenses extrinsèques sur une activité, comme c’est souvent le cas dans la gamification. Il y a plusieurs solutions à ce défaut : laisser le joueur poursuivre des buts qu’il se fixe lui-même, piquer son intérêt en lui donnant des récompenses qu’il n’a pas anticipé, lui permettre d’expérimenter et de s’amuser tout en restant sur les rails de l’objectif à atteindre. Sur ce point, la possibilité offerte aux joueurs/militants des « Volontaires » de proposer leurs propres actions est une bonne idée, mais qui ne va pas assez loin. Ces nouvelles actions auraient à gagner à être discutées en équipe, élaborées à plusieurs (en s’appuyant par exemple sur des ressources sur l’action militante, ou sur l’aide d’un community manager), puis soumises à la validation de la communauté, voire du candidat lui-même. Et pourquoi mettre les utilisateurs en compétition en comparant leurs scores ? Ne sont-ils pas censés avancer tous, chacun à son rythme, dans la même direction, celle de la victoire de François Bayrou ?
Sans un gros travail sur ces trois points, qui permettraient de proposer au joueur une vraie expérience, toute gamification est vouée à courir le risque de s’apparenter à une tentative d’exploitation des utilisateurs, comme le dénonce le chercheur américain Ian Bogost, une référence dans le domaine.
Alors oui, recourir au jeu, et le sortir de son acception habituelle d’ « activité gratuite réservée aux enfants » est une bonne idée. Les expériences profondément engageantes et touchantes que l’on peut vivre par le jeu peuvent nous mobiliser efficacement et avec enthousiasme autour d’une problématique (comme dans les newsgames) ou pour une cause donnée – pourquoi pas une cause politique ? En tant que défenseur de ce point de vue, je tire mon chapeau à l’équipe web de François Bayrou pour avoir eu l’ouverture d’esprit de s’aventurer sur la piste de la gamification. Mais je l’encourage aussi à aller plus loin, et à collaborer avec des game designers en plus des agences de com’ et des pros du marketing. Faites plus confiance à votre public, à la richesse et à l’intelligence de vos électeurs. Proposez-leur de jouer vraiment au lieu de tenter de les conditionner par le jeu. Allez, encore un effort !
Il y a quelques jours, j’ai été contacté par Fred di Giacomo, journaliste brésilien du magazine Super. Il voulait faire un best of 2011 pour les newsgames et me demandait mon avis. D’accord, la forme a tout du marronnier journalistique, mais l’exercice étant néanmoins très intéressant (et plutôt compliqué), j’ai décidé de publier ma liste sur ce blog . Voici donc les 10 newsgames m’ayant le plus interpelé cette année (c’est une liste, mais pas un classement) :
Forcément, je ne suis pas tout à fait objectif, puisque je suis, avec Nabil Wakim du Monde.fr et Renaud Boclet et Loïc Normand de KTM Advace, un des auteurs de ce jeu. Mais voici un jeu dans lequel le propos éditorial est exprimé par les règles, ce qui devrait être un passage obligé de tout Newsgame. Il est fun, a une identité graphique bien ancrée, on peut y rejouer sans se lasser trop rapidement… Évidemment, il a aussi les gros défauts d’un projet de recherche et développement (complexité et difficulté de prise en main, notamment), mais globalement, l’expérience « Primaires à Gauche » a été une réussite, ouvrant, je l’espère, la voie à la production d’autres newsgames en France.
Un jeu très simple et relativement linéaire, qui est aussi extrêmement efficace. Spent n’a pas été développé par un organe de presse (c’est une commande d’Urban Ministries of Durham, une ONG américaine de lutte contre l’exclusion), on ne peut donc pas le ranger dans la famille des Newsgames stricto sensu. Il remplit pourtant parfaitement son objectif : vous plonger dans la peau d’un travailleur pauvre, qui lutte chaque jour pour arriver à la fin du mois sans dépenser tout son argent. Un jeu qui prend, en ces temps de crise, une résonance particulière.
Budget Hero est un des premiers « jeux de budget » à avoir vu le jour (concept repris depuis par de nombreux organes de presse, dont le Figaro). Vous y avez la possibilité de gérer le budget des États-Unis poste par poste, en prenant en compte la dette du pays, mais aussi une série d’objectifs que vous vous fixez en début de partie. Voulez-vous réduire la dépendance énergétique nationale ? Favoriser la santé ? Renforcer la place des Etats-Unis dans le monde ? Et quels choix faire, pour quelles coupes opter, où dépenser plus pour atteindre vos buts ? Un newsgame qui a maintenant quelques années, mais qui se signale par une fréquence d’actualisation remarquable, en lien direct avec les soubresauts de l’actualité financière. Dommage qu’il soit plutôt moche…
Une expérience interactive très efficace, mise en place par la BBC pour essayer de déterminer si, en 2011, la notion de « classe » a encore un sens au Royaume-Uni (un pays qui n’a jamais connu de Révolution). Dans ce « sondage enrichi », les utilisateurs répondent, d’une façon amusante et efficace, à une série de questions sur eux-mêmes, leur vie, leurs habitudes culturelles… Et découvrent ensuite à quelle « classe » ils appartiennent (un blason représentant les résultats du quiz peut même être partagé sur Facebook). Un outil extraordinaire pour les journalistes, mais aussi pour les citoyens, ainsi appelés à réfléchir ensemble à une importante question de société.
Ce jeu est un ovni dans cette sélection, car avec Warco (voir ci-dessous), c’est un des rares à être un vrai projet commercial. Sorti sur PC et Mac, Fate of the World est une impressionnante simulation qui vous met au défi de régler les problèmes générés partout dans le monde par le réchauffement climatique. Construit sur une base de données monstrueuse et réaliste, Fate of the World s’adresse autant aux joueurs occasionnels désireux de mieux connaitre les enjeux environnementaux de demain qu’aux hardcore gamers souhaitant relever un vrai challenge. Car ce jeu est dur, affreusement dur. A l’image de la situation actuelle et à venir dont il traite.
6 : The wikileaks games.
Leaky World
Il ne s’agit pas ici de designer un jeu en particulier, mais plutôt de souligner comment une actualité particulière peut donner lieu, extrêmement rapidement, à la production de toute une bordée de titres distribués gratuitement sur Internet. Le jeu vidéo en tant que média est devenu un moyen d’expression à part entière, et une actualité, comme l' »affaire Wikileaks », est désormais source d’inspiration pour des développeurs, qu’ils soient amateurs ou pros. Il y a des dizaines d’exemples, en voici ici quatre : You Shall Know the Truth, Leaky World, et, plus légers, Wikileakers ou encore Uncle Sam vs Wikileaks…
Un newsgame qui ne traite pas d’une actualité en particulier, mais plutôt d’une des facettes du journalisme, et pas la moins prestigieuse : le reportage de guerre. Dans ce jeu, encore en développement, vous voila « armé » d’une caméra. A vous de plonger au cœur de conflits armés, d’éviter les balles, et de ramener les meilleures images pour, ensuite, monter un sujet qui rendra le mieux possible compte de la situation que vous couvrez. Beau et réaliste, Warco est un projet dont nous reparlerons sûrement en 2012, quand il sortira.
Bien sûr, The Death of Osama Bin laden, comme l’ensemble des jeux Kuma Wars, ne brille ni par ses graphismes, affreusement datés, ni par son gameblay, celui d’un First Person Shooter basique. Ce qui est intéressant, c’est que ce jeu, en 3D, et se déroulant dans une carte qui reproduit relativement fidèlement la dernière demeure d’Oussama Ben Laden, a été scénarisé, développé et mis en ligne en quelques jours à peine. Même si l’on peut discuter l’intérêt d’incarner le soldat qui a abattu l’ennemi public n°1, la performance technique est remarquable. En effet, en matière de newsgames, la réactivité à l’actualité est une donnée absolument cruciale.
Ce web documentaire, produit par l’excellent Office National du Film canadien, comporte deux parties : une série de vidéos documentaires relativement classiques, mais aussi un volet interactif extrêmement bien conçu. Puisque Trou Story raconte l’histoire de l’exploitation minière et de ses ravages, vous pouvez fonder votre propre compagnie, et exploiter un gisement jusqu’à l’épuisement. Bien sûr, cette « expérience interactive » n’est pas un vrai jeu vidéo (extrêmement linéaire, elle ne présente pas un niveau de « rejouabilité » très élevé), mais elle fait passer efficacement et très agréablement le message du documentaire. Dans la même veine, Manipulations, l’expérience web, qui accompagne la diffusion du documentaire Manipulations (sur l’affaire Clearstram et ses multiples ramifications) propose à l’internaute de « jouer » à refaire l’enquête. Passionnant !
Voilà un « beat them all » (comprenez « jeu de baston ») franchement original. D’abord, il est fluide, fun, et graphiquement rafraichissant (trois crans au-dessus de la moyenne de ce qu’on trouve sur le web). Mais surtout, il vous propose d’incarner… Un philosophe, pour en découdre avec d’autres écoles de pensée dans des combats à l’anachronisme délicieux (Platon contre Marx, Descartes contre Nietsche…). Ce jeu accompagnait en fait un article du magazine Super, et illustre le sujet d’une façon… plutôt percutante !
Voilà pour cette sélection des newsgames marquants de 2011. Si vous voulez rajouter des titres à la liste, n’hésitez pas à laisser un commentaire !
TRAUMA est une expérience photographique unique, par Krystian Majewski, game designer. Plongez dans l’esprit d’une jeune femme traumatisée, pour apprendre et comprendre.
Si je commence cet article par une traduction de la présentation de Trauma, sur son site officiel, c’est qu’il n’est pas facile de décrire cet « objet interactif ». S’agit-il d’un jeu à proprement parler ? Sur plusieurs points, Trauma est à l’exacte opposée des canons du genre : il est incroyablement court (on peut en faire le tour en une petite heure), désespérément contemplatif (on vous y propose d’ « explorer des rêves »)… Et il n’est même pas doté d’un « vrai » gameplay : alors qu’il reprend une partie des codes du jeu d’aventure, les « énigmes » qu’il propose sont, honte sur lui, loin d’être sibyllines. Pourquoi en parler ici, dans ce cas ? Deux raisons principales. D’abord, ces « défauts » n’en sont pas forcément, loin s’en faut – tout est question d’objectif de design. Et ensuite, puisqu’on parle de design, Trauma est une mine de bonnes idées pour les créateurs de webdocumentaires et de newsgames. Cet article est une tentative de les recenser, et de les mettre en valeur.
Au clic de souris, l’utilisateur navigue de photo en photo et progresse dans le jeu.
Trauma débute par une courte vidéo : une jeune fille et ses parents montent dans une voiture, roulent, et ont un accident. Les parents sont tués, et la fille, traumatisée, est hospitalisée. C’est pendant sa convalescence que vous allez avoir l’occasion de pénétrer à l’intérieur de quatre de ses « rêves », quatre facettes de sa personnalité, ou souvenirs, émotions et images se mélangent.
Chacun de ces « rêves » est en fait composé d’une série de photos organisées logiquement et spatialement. Bougez le curseur de votre souris sur l’image que vous avez sous les yeux : des zones réagissent clairement, vous indiquant sans même avoir besoin de vous l’expliquer que d’autres photos sont à portée de clic. Vous pouvez ainsi vous « déplacer » d’un cliché à l’autre, vous attarder sur des détails, contempler un objet particulièrement important sous plusieurs facettes… En bref : vous avez en quelques instants l’impression d’explorer un univers vaste et mystérieux. Mais au moment où vous pourriez commencer à être effrayé par les dimensions du lieu, vous reconnaissez un endroit par lequel vous êtes déjà passé. C’est tout sauf un hasard : le dosage du nombre de possibilités exploratoires est excellent.
Trauma donne à l’utilisateur une vraie sensation de liberté sans jamais le perdre.
L’utilisateur interagit avec l’univers exploré en dessinant des symboles à l’écran.
Rapidement, vous allez vous apercevoir que le clic n’est pas le seul moyen d’interagir avec l’univers de Trauma. Pour vous déplacer, mais aussi pour effectuer des actions (soulever un rocher, capturer un fantôme, trancher à travers une foret…), vous allez dessiner des symboles à l’écran. Encore une fois, Krystian Majewski a très intelligemment limité le nombre de symboles disponibles : il en existe à peine une dizaine. En quelques minutes, vous les maîtriserez donc tous, et évoluer dans l’univers grâce à ces dessins vous sera alors aussi naturel, voire plus, qu’avoir recours au clic. En plus d’être en accord avec le propos du jeu (on dessine des signes kabbalistiques, presque magiques, pour évoluer à l’intérieur d’un univers onirique et irréel), ce dispositif, qui s’adresse directement aux sens de l’utilisateur (toucher, vue, ouie), aide grandement celui-ci à s’approprier l’univers à explorer.
Trauma donne à l’utilisateur une sensation de maîtrise sensorielle sur l’environnement.
En « trouvant » cette photo, vous remplissez l’objectif nommé « A Coffee with the Nighthawks ».
Je ne vais pas, dans cet article, rentrer dans le détail de l’histoire de Trauma. Je ne veux pas vous révéler des éléments qu’il vous sera sans doute agréable de découvrir par vous-même, et de toute façon, cela serait inutile. Ce jeu séduit d’abord par une ambiance très particulière. Alors que vous naviguez d’image en image, la narratrice vous donne, en voix off, des « explications » sur ce que vous découvrez. Cependant, les liens logiques entre tous ces fragments de souvenirs ne vous sont pas imposés. C’est un choix de design : une grande place est laissée à votre imagination, à votre interprétation. L’histoire racontée ne sera pas la même pour tous les utilisateurs, elle dépendra de la sensibilité de chacun. En fournissant relativement peu d’éléments narratifs sur lesquels s’appuyer, Krystian Majewski mise sur le pouvoir d’évocation très puissant des images. Une des seules choses qu’il contrôle, en tant que « storyteller », c’est l’ambiance générale, brumeuse, parfois confuse, qui sert parfaitement son propos : tenter de rendre les méandres d’une âme victime d’un traumatisme.
Trauma installe une ambiance, mais laisse l’utilisateur reconstruire la cohérence du récit.
L’interface de « choix de niveau » de Trauma
Trauma est divisé en quatre « rêves », quatre grandes parties, traitant chacune d’un point de conflit au sein même de l’âme de l’héroïne. Mais la narration n’est pas linéaire : ces rêves peuvent être explorés dans n’importe quel ordre. Ceci dit, la séparation entre les quatre parties n’est qu’apparente. Dans chaque univers, vous trouverez, sous forme de polaroïds, des indices qui vous renverront vers les trois autres, et vous permettront de découvrir de nouvelles zones à explorer. Cette structure a le double avantage de laisser l’utilisateur décider de l’ordre dans lequel il veut consulter les contenus, tout en l’encourageant sans cesse à fouiller chaque recoin, car il a conscience d’avancer non seulement dans la découverte de l’univers qu’il parcourt, mais aussi dans l’ensemble de l’histoire qu’on lui raconte.
Trauma propose une narration délinéarisée, mais bordée et guidée.
Pour chaque partie, un feedback clair renseigne l’utilisateur sur sa progression.
Bien évidemment, une telle organisation est extrêmement complexe. Être sans cesse renvoyé d’une partie à l’autre pourrait avoir pour effet de désorienter complètement l’utilisateur, voire de le décourager de continuer sa progression dans le récit. C’est sans doute pour cette raison que Trauma propose à l’utilisateur des « objectifs » à atteindre dans sa consultation.
Au début, ils ne sont pas utiles : on explore chacun des quatre « rêves », en allant là où notre curiosité nous porte. Mais au bout d’un moment, on est rattrapé par l’impression d’être peut-être passé à côté d’une partie du récit, d’avoir trouvé une « fin » à l’histoire tout en étant conscient qu’il en existe d’autres, encore secrètes. On a alors accès à une interface pratique, « View discoveries », qui tient le compte de toutes nos actions. Combien de polaroïds a-t-on découvert sur les 9 que chaque « rêve » cache ? A-t-on atteint la « vraie » fin de chaque rêve, ou une des 3 fins alternatives ? Ces objectifs, volontairement décrits de manière floue, incitent l’utilisateur à se replonger dans chaque partie, et, au final, à prendre connaissance de tous les éléments narratifs créés par l’auteur.
Trauma fixe à l’utilisateur des objectifs…
L’utilisateur peut vérifier facilement qu’aucun contenu important ne lui a échappé.
…qui sont aussi des repères.
Un système d’aide vous permet de trouver les clichés qui vous auraient échappé.
Même si sa forme, très particulière, peut déconcerter certains joueurs, Trauma est bel et bien un jeu. Un jeu au gameplay extrêmement simple : vous gagnez si vous arrivez à explorer les quatre « rêves » de fond en comble. Pour ce faire, vous allez devoir accomplir les bon gestes (c’est-à-dire dessiner les bons symboles) aux bons endroits. Mais aussi, et c’est particulièrement intéressant dans l’optique d’utiliser la forme établie ici pour concevoir des webdocumentaires, Trauma est un jeu dans lequel tout est fait pour que les règles du jeu ne se mettent jamais longtemps en travers de votre progression, de votre découverte du contenu. Traduit en langage de fan de jeux d’aventure, ça donne « Les énigmes de Trauma sont trop faciles ! » Grâce aux objectifs, on sait ou chercher les éléments qu’on n’a pas encore découvert. En trouvant les polaroïds, on sait quelle action faire, à quel endroit, pour avancer dans l’histoire. Et il existe même un système pour aider l’utilisateur à débusquer les polaroïds qu’il lui manque.
Trauma comporte dans sa structure même plusieurs niveaux d’aide, pour plusieurs types d’utilisateurs.
Reste le plaisir de progresser, d’explorer un univers entier, riche, émouvant, avec une ambiance et une musique splendides, et sans jamais rester longtemps perdu ou bloqué. Un objectif qui, me semble-t-il, est celui de tout concepteur de webdocumentaire.
Capture d’écran du jeu Avenue de l’Ecole-de-Joinville. DR.
Avenue de l’Ecole-de-Joinville est le fruit du travail d’une équipe d’étudiants de l’ENJMIN, une école de jeux vidéo basée à Angoulême. Il s’agit d’un jeu (en flash) de gestion original : il vous met aux commandes d’un Centre de Rétention Administrative. Régulièrement, un groupe de personnes arrive dans le centre. Chacun de ces pensionnaires est doté d’une histoire propre, mais ils ont tous en commun d’être a priori en situation irrégulière. A vous de décider si vous devez les expulser ou les libérer.
La tâche peut paraître simple ; elle ne l’est bien sûr pas. Vous avez un budget à respecter, votre centre est vétuste, les pensionnaires tombent malades ou s’énervent… Et surtout, ils sont rapidement trop nombreux pour que vous puissiez vous occuper d’eux individuellement. Allez-vous réussir à garder la situation sous contrôle ? Faites une partie pour vous en rendre compte par vous-même.
Sylvain Payen s’est occupé du game design de Avenue de l’Ecole-de-Joinville, et pour en savoir plus sur ce jeu, nous lui avons posé quelques questions.
JPDJP : Bonjour Sylvain. Quel a été ton rôle dans la conception d’Avenue de l’Ecole-de-Joinville ?
Sylvain Payen : Alors pour faire simple, je suis l’instigateur du projet et son game designer – le game designer étant la personne qui définit les interactions entre le joueur et le jeu, ainsi que leurs conséquences.
JPDJP : Peux-tu nous en dire plus sur le cadre dans lequel Avenue de l’Ecole-de-Joinville a été conçu ?
S. P. : Ce jeu a été réalisé à l’ENJMIN, dans le cadre des projets de fin de première année. En fait, tous les étudiants peuvent proposer un sujet, et ils ont ensuite trois mois pour monter l’équipe et réaliser le projet. Sur le nôtre, nous étions quatre de l’ENJMIN : Sébastien Cardona en programmation, Julie Stuyck en graphisme, Olivier Penot à la gestion de projet et moi-même en Game Design. Un étudiant extérieur, Etienne Robin, à réalisé le son.
JPDJP : Votre jeu a un thème très politique. Comment l’avez-vous choisi ?
S. P. : Alors je conseillerais aux lecteurs d’essayer le jeu avant de lire la suite. C’est fait ? Bon. Les Centres de Rétention Administratifs ne sont pas censés être des prisons, mais dans les faits, et grâce à un certain flou médiatique sur le sujet, ils sont gérés de la même façon (à la grande différence que les retenus n’y sont pas pour des délits et n’ont pas été jugés). Plutôt que de montrer la diversité des CRA, nous avons voulu aborder le sujet à travers un exemple, celui du le centre de Vincennes. Il a été incendié en 2008 suite à une émeute, fait divers qui illustrait parfaitement notre propos. Dans la réalité, l’émeute a été provoquée par la mort d’un des retenus, mais quoi qu’il en soit, la tension était grande. Le centre était régulièrement surpeuplé, on y entassait des populations en difficulté d’une manière inhumaine (280 retenus, avec un renouvellement de 30 personnes par jour). Au-delà du débat sur la politique d’immigration, les CRA sont des établissements inhumains, et voués à l’échec. C’est principalement sur ce dernier point que nous voulions interpeller le joueur.
JPDJP : Justement, comment vous y êtes-vous pris ? Quel est le but du jeu ?
S. P. : Le joueur doit gérer un Centre de Rétention Administratif. Il peut s’intéresser a beaucoup de choses : améliorer les salles, s’occuper des retenus ou les réprimer, et même essayer de leur obtenir des papiers ou les reconduire à la frontière. Dans tout les cas les actions sont limitées par leur coût, et surtout le CRA se remplit continuellement.
JPDJP : Vous êtes donc partis d’une actualité « réelle », et vous en avez fait un jeu. Comment cela s’est-il passé ?
S.P. : En fait, la grande question que nous nous sommes posée est « A quel point allons-nous utiliser des éléments du réel ? » Nous avons utilisé les statistiques des origines géographiques des occupants du CRA de Vincennes et nous nous sommes fortement inspirés des histoires d’anciens retenus, que l’on a pu trouver dans des rapports de la Cimade. Ensuite, pas mal de détails correspondent à la moyenne des données des CRA (les différentes pièces qu’on peut trouver dans un centre, les coûts des procédures…). Mais compte tenu du nombre de retenus à Vincennes, nous ne pouvions évidement pas coller à la réalité. : avec presque 300 pensionnaires, le jeu aurait été injouable. C’est finalement assez difficile de trouver des infos sur les CRA, on trouve des faits divers, mais à part les rapports de la Cimade, pas grand chose sur la vie quotidienne des retenus. Alors nous avons voulu montrer ce qui pour nous est l’essentiel : les CRA sont structurellement ingérables.
JPDJP : Quel était le but de votre démarche, en faisant un jeu sur un tel sujet ?
S. P. : Notre objectif était de permettre aux gens de se renseigner un peu sur les CRA et de voir par notre jeu, mais aussi par des sources plus factuelles, que la situation de ces centres n’est pas tolérable. Mais ce sur quoi nous étions tous d’accord, c’était de ne pas tomber dans le piège d’une dénonciation partisane. A vrai dire, les CRA ont été créés sous Mitterrand, et depuis, il n’y a jamais eu de réelle volonté politique de remettre en cause les conditions de rétention.
JPDJP : Que pensez-vous de votre jeu, au final ?
S. P. : A posteriori, c’est certain qu’il y a beaucoup de choix de conception que nous aurions fait différemment. Mais il s’agit avant tout de détails qui auraient rendu le jeu plus simple à maîtriser. Théoriquement, lorsque le joueur essaie le jeu sans connaître le caractère inévitable de la fin (l’incendie du centre, ndlr), il recommence plusieurs fois pour tenter de gérer au mieux le CRA. Le joueur découvre ainsi toutes les possibilités qui s’offrent à lui, et surtout la limite de chacune des stratégies.
JPDJP : Plus généralement, penses-tu que les jeux vidéo peuvent être un medium intéressant pour décrire le monde ?
S. P. : Décrire le monde… le jeu vidéo, en tout cas le nôtre, n’est pas une simulation, il ne dépeint pas la réalité. Quand on conçoit un jeu vidéo on choisit les stratégies qui seront gagnantes, donc on défend forcément un point de vue. Alors pour décrire le monde non. Mais pour mettre en avant une opinion, oui, absolument, et c’est sans doute l’un des médias les plus pertinents. Car il permet aux utilisateurs d’expérimenter, et donc de comprendre par eux-mêmes.
JPDJP : Vous avez obtenu un prix pour ce jeu…
S. P. : Oui, nous avons reçu le prix du Ministère de la culture aux derniers E-magiciens . A vrai dire je ne sais trop quoi en penser. Ce qui est évident, c’est que l’incendie du CRA de Vincennes est un fait incontestable. Et honnêtement ce n’est pas très subversif que de dire que les CRA sont inhumains. Donc je pense que nous donner ce prix, c’était une manière pour le ministère de montrer une ouverture d’esprit, sur un sujet qui au final est assez consensuel…
C’est vrai ça. Mais quelle mouche a bien pu piquer Le Monde.fr pour se lancer, avec KTM Advance et l’ESJ Lille, dans la production d’un jeu vidéo d’actu sur la primaire ?
Le jeu vidéo est devenu plus qu’un jeu. La démarche a d’abord été une interrogation sur la pratique du jeu vidéo. Ces dernières années, il a pris une place importante dans la société. Les petits jeux sur Internet ou les consoles « familiales » ont permis à ce loisir de conquérir un plus large public. Et en tant que média, le jeu vidéo a de nombreux atouts : interactivité, attractivité, dynamisme, capacité à proposer à l’utilisateur d’explorer une représentation de la réalité… A tel point qu’aujourd’hui, on développe aussi des « serious games » (ou jeux sérieux), qui tentent de combiner ressorts ludiques et intention sérieuse. Ce blog en a montré de nombreux exemples.
Martine Aubrov
Le jeu vidéo est aussi un outil journalistique. « Primaires à gauche : stratégies de campagne » est né de cette tendance, mais surtout d’une série de questions. Des journalistes peuvent-ils utiliser le jeu vidéo pour rendre compte d’une situation ?
Pourquoi ne pas tenter de modéliser, sous forme d’un système doté de ses règles propres, une actualité complexe, impliquant un grand nombre de personnes, de facteurs et de variables ? Et en proposant au lecteur curieux de devenir joueur, en l’incitant à explorer ce système pour atteindre un objectif défini en début de partie, ne pourrait-on pas lui permettre de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de l’actualité traitée par le jeu ?
Pourquoi un jeu vidéo sur la primaire ? Ainsi, vous allez
Ségolène Royic
découvrir sur Le Monde.fr le premier « newsgame » sur la politique française. Dans « Primaires à gauche », vous pourrez incarner un candidat à l’investiture de la gauche pour l’élection présidentielle. Ce projet expérimental, mené par Le Monde.fr et KTM Advance (entreprise spécialisée dans le développement deserious games), en collaboration avec l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille, mêle le plaisir du jeu à la démarche journalistique. En choisissant votre candidat, les tyle de votre campagne, vos orientations politiques, vous allez mettre sur pieds une stratégie et débattre contre vos adversaires pour tenter de séduire les électeurs. Vous allez aussi découvrir, d’une manière ludique et légère, le calendrier d’une primaire, ses rebondissements et ses principaux acteurs.
Évidemment, « Primaires à gauche » n’est pas une simulation réaliste, et n’a pas pour but de rendre compte de la réalité dans toute sa complexité, comme le feraient un documentaire ou un livre sur le sujet. Pas question non plus de prétendre replacer les formes de journalisme classiques (articles, vidéos, sons…) par le jeu. Le défi, sur ce projet, était d’essayer une autre approche, de construire un système entier, une représentation cohérente quoique simplifiée de la réalité.
Voir un exemple de partie en vidéo :
Bertrand Delanov
Jouez, réfléchissez et racontez-nous ! Maintenant, à vous de jouer ! Avez-vous réussi à remporter la primaire ? Avec quel candidat ? Comment avez-vous construit la stratégie de votre campagne ? Quelles orientations politiques avez-vous suivies ? Donnez-nous dans les commentaires le détail de votre partie.
A la lecture de ce passionnant article, une constatation s’imposait : ce que Schreiber décrivait s’appliquait aussi, en grande partie, aux structures narratives déployées dans les webdocumentaires. J’ai donc profité d’une formation sur la scénarisation interactive, donnée à l’EMI-CFD la semaine dernière, pour tenter d’adapter la taxinomie de Schreiber aux « webdocs ». Quelques aménagements ont été nécessaires, pour arriver au résultat présenté ci-dessous.
En outre, si les webdocumentaires sont encore une forme relativement neuve, le jeu vidéo, en revanche, a déjà quelques années d’expérience derrière lui. Il a notamment su développer plusieurs techniques pour susciter l’implication de l’utilisateur, le stimuler ou l’aider à s’orienter. Or, c’est parfois une dimension qui manque cruellement aux webdocumentaires, riches de contenus passionnants, mais effrayants car ils proposent une quantité d’information gigantesque sans accompagner l’utilisateur dans sa consultation. Il est sûrement temps pour eux de s’inspirer de leurs voisins ludiques, tout en gardant, bien sûr, leurs spécificités. Je propose quelques pistes dans la seconde partie de cette présentation.
La démocratisation de l’accès Internet à haut débit et des outils de production multimédia comme le logiciel Flash ont permis, depuis quelques années, à un nouveau genre de documentaire de fleurir sur la toile : le webdocumentaire, ou « webdoc ». Sous ce nom générique se regroupent des objets différents, mélangeant en proportion variables photos, vidéos, textes et autres média, mais partageant deux points communs : être interactif… et se baser sur une démarche documentaire.
Le site Webdocu.fr référencie de nombreux documentaires sur Internet. D.R.
Mais une différence fondamentale sépare le webdocumentaire de ses cousins audiovisuel ou radiophonique : le public n’y est plus simple spectateur. Libre à lui de choisir ce qu’il veut voir. Dans le documentaire classique, l’auteur expose un point de vue, raconte une histoire, et mène l’auditoire d’un point A à un point B. Le webdocumentaire fonctionne différemment. Il est par essence interactif. Souvent, même, le récit y est délinéarisé ; il ne suit plus une progression en ligne droite mais plutôt la volonté de celui qui le consulte, qui peut faire des détours, s’attarder sur un aspect des choses, en occulter un autre…
Cette liberté n’est pas sans susciter de critiques. Certains parmi les adeptes des formes plus classiques estiment que c’est la cohérence du travail documentaire qui est en danger s’il n’est pas permis à l’auteur d’attirer obligatoirement l’attention sur tous les points qui lui semblent les plus cruciaux. Le « regard » de l’auteur, un des éléments qui différencient un documentaire d’un reportage purement journalistique, est alors altéré. Et il est vrai que la narration, dans un « webdoc », se pense de façon totalement différente. Il faut concevoir une interface et réfléchir au bon dosage du mélange des média (son, image, texte, vidéo, animations…), mais surtout penser le cheminement de l’utilisateur à l’intérieur de l’objet interactif.
Sur son site Internet, David Dufresne, auteur de Prison Valley, conseille une sélection de webdocs. D.R.
Il suffit de consulter quelques webdocumentaires ambitieux (comme Prison Valley , Soul Patron , La Vie à sac …), pour en conclure que parfois, la liberté qui est offerte est vertigineuse, voire paralysante. Au gré de votre souris, vous lancez la vidéo d’un témoignage, faites apparaître une carte, vous éloignez de l’histoire principale… Et souvent, vous finissez par arrêter la consultation, étourdi par l’impression de ne plus savoir où vous allez. A l’inverse, les Webdocs qui prennent le parti de conserver une structure très linéaire, dans lesquels l’interactivité se limite à un clic pour passer à la « page suivante », provoquent rapidement un sentiment d’enfermement et de lassitude.
Sur ce point, les réalisateurs de webdocumentaires gagneraient à s’inspirer des concepteurs de jeux vidéo. Car la question qui se pose ici, « Comment donner à l’utilisateur un sentiment de liberté tout en le motivant à faire avancer le récit ? », cela fait plus de trente ans qu’elle obsède nombre de game designers. Et ils ont trouvé quelques réponses, illustrées largement dans un genre particulier, le jeu d’aventure. Le principe y est simple : le joueur a un objectif défini (retrouver un disparu, élucider un meurtre, etc…), et il doit, pour l’atteindre, parcourir tout un univers à la recherche d’indices qui font avancer l’intrigue.
Capture d’écran du web-documentaire Voyage au bout du charbon. D.R.
Le premier webdoc à avoir, à ma connaissance, exploité ce genre de piste, est Voyage au bout du charbon. Construit comme un Livre dont vous êtes le héros , ce travail de Samuel Bollendorff, Abel Ségrétin et Honky Tonk met le spectateur dans la peau d’un journaliste menant une enquête sur les conditions de vie des mineurs chinois. Régulièrement, il faut prendre des décisions sur les endroits qu’on veut visiter, les personnes qu’on doit chercher à rencontrer, les questions que l’on désire poser. Parfois, on arrive dans un « cul de sac », et il faut alors remonter à l’embranchement narratif précédent pour explorer les autres possibilités.
Ces embranchements, qui correspondent à des lieux, sont représentés sur une carte, pour permettre de se repérer. Et on se prend au jeu, à tenter de faire les « bons » choix, à revenir sur ses pas quand on a l’impression d’avoir raté quelque chose, à passer en revue l’ensemble des possibilités. La mécanique a le grand mérite de renforcer l’immersion dans le récit, grâce à une utilisation intelligente et bien scénarisée de l’interactivité. Mais elle est très simple, sûrement trop pour fonctionner sur la durée, d’autant plus que, malgré la promesse initiale, Voyage au bout du charbon ne propose pas de véritable objectif à accomplir.
La carte de Voyage au bout du charbon. D.R.
Une autre tentative, plus récente, adopte la même « mécanique de gameplay » que Voyage au bout du charbon, mais en la poussant un cran plus loin. Il s’agit d’Inside Disaster , un webdoc sur le tremblement de terre en Haïti, réalisé par PTV Productions pour TVO (une télé publique canadienne).
Cette fois, il est possible d’incarner tour à tour trois personnages dont la vie a été bouleversée par la catastrophe : un survivant, un journaliste ou un travailleur humanitaire. De fait, la structure narrative est complexe, car pour chaque « personnage », de nombreuses possibilités s’offrent à vous. Mais quels que soient vos choix, vous serez néanmoins amené à visualiser certains moments-clés du récit : tous les chemins mènent à Rome…
L’écran de « sélection du personnage » du web-documentaire Inside Disaster. D.R.
D’autre part, vous réaliserez que le destin du personnage que vous avez choisi croise celui des deux autres. Dès lors, Inside Disaster se signale par sa « rejouabilité » : une fois qu’on a « accompli » une « mission », on a envie de parcourir le webdocumentaire à nouveau, mais en changeant de point de vue. Vous avez refusé, en tant que travailleur humanitaire, de distribuer vos provisions à la sauvette pour que le plus de personnes possible en bénéficie, et ça vous a semblé juste. Mais aurez-vous le même avis quand vous serez « dans la peau » du survivant ? C’est une des vertus des mécaniques du jeu vidéo : favoriser l’empathie, par une forme d’identification au personnage qu’on incarne. Mariée à une démarche documentaire, cette caractéristique ouvre de nouvelles possibilités.
Un troisième webdoc va même encore plus loin dans son utilisation de mécaniques du jeu vidéo. Réalisé pour l’ONG de défense des médias Press Now, On the Ground Reporter vous fait à nouveau enfiler la casquette de grand reporter. Mais cette fois, vous devez réaliser un reportage indépendant pour Radio Darfour, une mission délicate et risquée…
Dès les premiers instants de navigation, on retrouve dans On the Ground Reporter des éléments constitutifs du jeu vidéo d’aventure classique : vous avez à votre disposition une somme d’argent, un inventaire vous permet de stocker des objets et de les utiliser pour résoudre des « énigmes », certains lieux sont inaccessibles, faisant office de « niveaux », un carnet se remplit au fur et à mesure de votre progression pour vous rappeler vos objectifs… Et le « gameplay » (les règles du jeu), même s’il reste plutôt simple (sûrement pour ne pas entraver la progression du « joueur »), est porteur de sens. Un exemple : quand vous arrivez à Kornoy, dans le nord du Darfour, vous tentez de vous adresser aux villageois… Mais ils vous parlent en arabe, et vous ne pourrez les comprendre qu’une fois que vous aurez trouvé un traducteur. Un moyen efficace de faire saisir l’importance des « fixeurs » locaux pour les journalistes internationaux.
Dans On the Ground Reporter, à moins de lire l’arabe, on ne comprend pas les villageois sans traducteur. D.R.
Il n’est évidemment pas question pour les web-documentaires de devenir des jeux vidéo à part entière. Mais ces trois exemples donnent une idée de ce que l’utilisation bien pensée de mécaniques vidéoludique peut apporter à certains webdocs, en matière de narration, d’immersion et de stimulation du public. Puisque la famille des documentaires interactifs sur Internet est de toute façon d’une très grande variété, pourquoi ne pas creuser cette piste au même titre que les autres ?
Une mise en garde, néanmoins. Après avoir connu une heure de gloire dans les années 80 et 90, le genre du jeu vidéo d’aventure traverse actuellement un passage à vide. Ce qu’on lui reproche ? Avoir tendance à camoufler, sous un aspect d’univers ouvert où le joueur peut évoluer librement, une trop grande linéarité. En donnant à l’utilisateur un accès à l’interactivité, et donc le goût de la liberté, le webdocumentaire a peut-être, sans le savoir, ouvert la boite de Pandorre…