Interview du créateur du newsgame Kill Mittal

Depuis quelque jours, un jeu vous propose de vous glisser dans les chaussures renforcées d’un ouvrier de l’aciérie de Florange. Un jeu cathartique, puisque vous y balancerez tout ce qui vous tombe sous la main (rails de métal, distributeurs, arbres en pot, C5 ministérielles) dans la tronche d’une série d’ennemis allant du CRS au robot-mixeur géant made in France (qui a bien l’intention d’aplatir votre productivité plutôt que de la redresser). Votre but final ? Débusquer Lakshmi Mittal, l’industriel qui vous a mis au chômage, et lui demander des comptes…

Ce jeu à la fois drôle et acide, c’est Kill Mittal, l’œuvre d’un game designer indépendant, Alexandre Grilletta. Je l’ai donc contacté pour lui poser quelques question sur sa démarche, son mode de travail, la place du jeu vidéo dans la société… Et voici ses réponses.

Kill Mittal
Kill Mittal

Peux tu te présenter rapidement ?

Je m’appelle Alexandre Grilletta, mon pseudo c’est al/alonerone et j’ai un travail alimentaire qui est celui de créatif/concepteur dans une agence de communication digitale à Bruxelles. Sur mon temps libre, je développe un petit peu, car avant d’être créa j’ai passé de nombreuses année à l’exécutif, à faire du Flash (action script) et de la 3D.

Comment t’es venue l’idée de faire Kill Mittal ?

 J’avais déjà bossé sur des advergames en agence, généralement pour faire les assets graphiques, et ça faisait très longtemps que je voulais me tester à faire un jeu vraiment tout seul. J’avais fait un peu de recherche et développement en vrac sur des idées de GD (Game Design, ndlr)… et pour la thématique, après avoir découvert le boulot de Paolo Pedercini…il était clair qu’elle allait être militante.

A propos, comment as-tu choisi le sujet de la fermeture de Florange par Mittal en particulier ?

Je suis Lorrain à la base, et fils d’ouvrier, ça aide… Puis une accumulation de petites choses que je trouvais vraiment honteuses, comme la tour que Lakshmi Mittal avait offerte aux JO de Londres, le mariage de sa fille à Vaux-le-vicomte, qui demeure le mariage le plus couteux de l’histoire, la réception des ouvriers à Matignon par des CRS, après que le soutien du gouvernement soit tombé…

Image Golem 13
Image Golem 13

 Tu as bossé seul dessus ? Combien de temps ça t’a pris ?

Seul oui . Développer le jeu m’a pris 9 mois, sur mon temps libre… Mais je sais maintenant comment j’aurais pu optimiser mon temps de développement … on verra pour le prochain.

Techniquement, tu as développé Kill Mittal en Unity, une plate-forme qui semble avoir le vent en poupe. Pourquoi ce choix ?

Pour sa souplesse, sa puissance, son accessibilité, la publication cross-plateformes… Avec du Flash j’aurais eu un taux de pénétration meilleur sur les navigateurs, mais j’aurais aussi dû réduire mes possibilités.

As-tu essayé d’accorder gameplay et « message » dans ton jeu ? Par exemple, au début de chaque niveau, on doit « recruter » des collègues pour être plus fort et soulever des objets plus lourds.  Tu as mis cette règle en place pour rappeler l’action syndicale ? Ou encore, est-ce que la routine pour battre les boss (il faut retourner leurs propres armes contre eux) est aussi là pour exprimer quelque chose du rapport de force entre ouvriers et patronnat ?

Alors là c’est une question qui m’intéresse particulièrement.  J’ai eu d’énormes questionnements à ce propos. Au début j’avais eu l’idée d’utiliser le gameplay pour oppresser le joueur, lui faire exécuter des tâches routinières, puis lui demander de plus en plus de skills, dans une phase d’intro, avant de le licencier et de le laisser livré à lui-même dans la rue. Et là, le jeu pouvait commencer dans un style un peu beat’em up (jeu de baston, ndlr), pour voir si après s’être fait prendre pour un con par le Game Designer, le joueur aurait été plus motivé à tout casser. Le GD aurait été mittal, en somme…

J’avais également pensé à un gameplay un peu espionnage / infiltration avec des lunettes comme dans « They live » (Invasion Los Angeles, un film de John Carpenter, ndlr) pour voir quel ouvrier était syndicaliste, donc plutôt de notre coté , et pas mal d’autres idées. *

Il est vrai que ça aurait été plus intéressant d’utiliser le média jeu vidéo pour ses caractéristiques systémiques, plutôt que d’y coller seulement une thématique… J’ai donc réfléchi aux « pour » et aux « contre » d’utiliser des techniques de game design « moderne »… le temps de développement qui allait exploser, la cible qui se voulait très généraliste, le temps d’engagement utilisateur très réduit dans un navigateur… Ayant une expérience dans l’advergaming, et donc étant rompu aux clones d’Arkanoid avec un logo Pepsi à la place de la balle… Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un jeu d’arcade hyper lisible graphiquement, hyper compréhensible au premier abord, et que j’évite de tomber dans le piège de la masturbation intellectuelle qui m’aurait apporté le respect de mes pairs, mais n’aurait pas pu avoir une diffusion suffisante…

J’avais rejoué un peu à Canon Spike et Powerstone sur DreamCast… parallèlement à ça j’adore les jeux qui utilisent les moteurs physiques… J’ai essayé de faire un petit mix des deux… Tout ça pour dire que si j’ai fait ce choix, c’était pas par paresse ou méconnaissance du médium…

Le seul truc que je regrette un peu, c’est qu’en adoptant un système de combat en arène, j’ai pas pu pousser le principe de recrutement afin de le rendre vraiment utile. Là, c’est plutôt un gadget…

Entre deux niveaux, un passage en style BD fait avancer le scénario
Entre deux niveaux, un passage en style BD fait avancer le scénario

Au final, pourquoi faire ce jeu ? Est-ce que tu as un objectif particulier, ou est-ce juste un moyen pour toi de commenter une actualité ?

Principalement, j’ai fait ce jeu pour apporter mon soutien à une cause perdue… Pour essayer d’aller à l’encontre d’une société qui glorifie les starlettes, la manipulation, la fraude et dénigre des valeurs comme le travail honnête des gens du quotidien…

Et puis je voulais aussi tester la réception d’une thématique militante auprès du grand public, lier des relations avec des gens qui ont une vision du JV proche de la mienne, et à terme, fonder une équipe et trouver un business model viable pour essayer d’exister

 Vas-tu essayer de montrer Kill Mittal à des ouvriers de Florange ?

Non, j’ai très peur de la réception… Mais je sais que des amis ont déjà partagé le jeu sur différents groupes de métallos, mais je vais pas voir les commentaires pour l’instant…

Plus généralement, penses-tu que le JV soit un média à part entière ?

Quand on voit l’utilisation qu’en font les grands groupes pour la formation de leur personnel à travers les Serious Games… Quand on voit les mécaniques qu’ils pillent au Game Design pour créer de l’engagement utilisateur à travers la gamification… Quand on voit la façon dont pèsent les AAA, les jeux sociaux… Quand on voit que maintenant, les jeux indie (développés indépendamment des gros studios, ndlr) ne sont plus une manière de travailler, mais un positionnement de com’… A mon avis, on est pas loin de voir les gros éditeurs lancer plein de faux studio indé, avec des développeurs recrutés par un DRH, comme les boysband des années90 ! Bref, quand on voit tout ça, j’me dis qu’on s’est encore bien fait voler… Donc oui c’est un média à part entière, que l’on se doit de récupérer !

Nos métallos font un passage sur un plateau télé... mais pas pour être interviewés.
Nos métallos font un passage sur un plateau télé… mais pas pour être interviewés.

Crois-tu que le jeu vidéo soit un bon moyen de faire passer des messages/des points de vue ? Est-ce que le jeu vidéo peut faire réfléchir ?

Le fait que l’environnement de jeu soit « virtuel » ouvre tout un domaine des possibles,  l’espace et le temps n’ont plus rien à voir avec ceux de la réalité, et si l’utilisateur accepte les règles, il se remet à l’expérience que le Game Designer a décidé pour lui. Je trouve ça magique, franchement !

As-tu des références d’autres développeurs qui font des jeux dans la même veine que Kill Mittal ?

Molleindustria principalement. Sinon, j’en croise de temps à autre mais j’ai pas vraiment fait de recherches là-dessus, j’étais trop pris mentalement par mon développement…

Après on voit souvent émerger des jeux flash sur les faits d’actualités, mais bon, j’suis pas tout à fait d’accord avec le fait d’incarner DSK et sa verge turgescente dans un clone de Pac-man ou le viagra a remplacé les Pac-gommes…

Qu’est-ce que tu penses des JV grand public tels qu’ils existent aujourd’hui, des grosses productions à budget important ?

Beaucoup de mal… J’suis très nostalgique de l’époque ou deux mecs derrière leur Amstrad pouvaient coder un jeu et aller le vendre à un éditeur (non sans se faire entuber, d’ailleurs !)

Maintenant, quand le marketing influe sur le gameplay ou la thématique, j’pense qu’on a franchi un cap… Mais c’est de notre responsabilité d’essayer de faire changer les choses , car le pire c’est que quand tu discutes avec un producteur de jeu indépendant, généralement le type est plutôt cool, concerné par les même problèmes que toi, il trouve que le capitalisme mondialisé c’est dégueulasse, qu’on ne devrait pas autoriser les enfants-soldats… alors pourquoi au moment de réfléchir à un thème et un Game Design il nous pond le concept d’un oiseau avec un jetpack ?

A ce propos, penses-tu qu’il y ait un public pour des jeux qui ne soient pas simplement des divertissements ?

Pour les serious games, oui : il est clair qu’entre me taper 50 pages de manuel ou jouer à une simulation de formation, y’a pas photo… Après tout dépend le type d’information que tu veux distiller… Pour moi, il faut surtout qu’on fasse gaffe de pas faire des trucs uniquement pour l’exploit, mais vraiment toujours penser à la réception, la cible etc…

Plus pragmatiquement, quel est ton « business model » ?

Pour l’instant il est inexistant, mais je suis entrain de finir la rédaction d’une recommandation, sur un business model viable pour le type de jeu que je développe.

As-tu fait Kill Mittal en tant que passionné, ou comptes-tu le commercialiser d’une manière ou d’une autre ?

Ouais, en fremium, à 50cents l’ouvrier… 😉 Non non jamais…

Nouveau concept de newsgame : la « Chronique dont vous êtes le héros »

Cet été, j’ai occupé avec grand bonheur un poste de chroniqueur dans #Antibuzz, l’émission de France Inter consacrée a Internet. Pour le grand retour de celle-ci, non pas sur les ondes mais sous forme de site Internet, me voilà chargé de parler des nouvelles narration en ligne. Ça tombe bien, d’abord parce que c’est un peu ma passion, et puis parce que j’avais déjà commencé en juillet, en consacrant une chronique entière au do it yourself vidéoludique.

Pas question de s’arrêter en si bon chemin : ma première chronique #Antibuzz version web se devait donc d’évoquer, elle aussi, un sujet en rapport avec les jeux vidéo – qui sont, à mon sens, une source d’inspiration sans fin pour tout ce qui touche à la narration non-linéaire.

antibuzz
Cliquez sur l’image pour « lire » ma première chronique #Antibuzz, sur la censure made in Apple

De quoi les jeux vidéo peuvent-ils parler ? De guerre, souvent. De plombiers, parfois. Mais peuvent-ils évoquer, critiquer, décrire, expliquer ou se moquer du réel ? Il semblerait que non, en tout cas pas pour Apple. Depuis quelques mois, la marque à la pomme s’est en effet signalée en retirant de ses rayonnages virtuels plusieurs jeux dont le point commun était de porter un point de vue (plus ou moins distancié) sur le vrai monde qui nous entoure.

Mais le but de cet article n’est pas de vous raconter ma chronique – si le sujet vous intéresse, le mieux est encore d’aller la parcourir vous-même. Ici, je vais plutôt expliquer comment j’ai essayé de lui donner une forme originale, puisque cette tribune est elle-même un newsgame, ou plus exactement une « Chronique dont vous êtes le héros ». Pour traiter ce sujet en particulier, c’était une forme qui me paraissait intéressante, mais elle peut sans doute l’être aussi pour de nombreux autres articles.

Mon objectif, en écrivant cette chronique, était double :

  • Présenter au lecteur les quatre cas que j’avais recensés de jeux censurés par Apple, sans pour autant que mon texte vire à l’énumération, à la juxtaposition indigeste.
  • Tenter un récit « interactif », c’est-à-dire une transmission d’information sur le mode de la discussion plutôt que sur celui du récit.

Je suis en effet convaincu que ce second point constitue le véritable avantage comparatif d’Internet. Pour la première fois dans l’histoire de la presse, nous, journalistes, sommes véritablement en mesure de « faire une place » à nos lecteurs. Nous pouvons adapter la façon dont nous leurs parlons d’un sujet en prenant en compte leurs intérêts, leurs interrogations, leurs priorités. C’est une piste qui mérite d’être explorée. Bien sûr, elle est plus exigeante pour le lecteur, puisqu’elle lui demande d’être actif plutôt que de recevoir « passivement » un discours linéaire. Mais elle est aussi potentiellement plus immersive, plus intéressante, comme un cours dans lequel les étudiants doivent participer sera plus vivant qu’un assommant cours magistral.

Ma chronique n’est qu’imparfaitement interactive : si le lecteur est amené à faire des choix pour faire progresser le récit, il n’est « libre » que dans le cadre des propositions que je lui fais. Nous sommes, en quelque sorte, plus proches d’une démarche maïeutique que d’une authentique discussion. Mais c’est un coup d’essai, réalisé avec les moyens du bord, et une contrainte tant OuLiPienne que budgétaire : écrire cette chronique ne devait pas me prendre plus de deux jours de travail.

(D)Écrire des systèmes

L’idée générale de mon (hyper)texte était de donner un aperçu de l’écosystème des jeux rejetés par Apple parce qu’ils parlent du réel. J’ai donc commencé par en faire la liste, en notant, à chaque fois, ce qu’ils avaient de particulier. L’un d’eux adoptait spécifiquement une démarche journalistique pour traiter du conflit en Syrie. Deux autres avaient une portée politique : le premier traitait des ateliers de misère, le second des immigrés clandestins. Le dernier, fruit du travail d’un groupe d’activistes, avait une dimension « méta », puisqu’en critiquant la chaîne de fabrication des smartphones, il s’attaquait directement à Apple.

Du reste, j’ai écarté d’autres jeux  car ils ne respectaient pas mon angle. Pipe Trouble, par exemple, un jeu censuré parce qu’il traitait de l’opposition entre constructeurs de pipe-lines et écologistes au Canada, aurait pu être un cas intéressant. Mais c’est la chaine ontarienne TVO qui a décidé de dé-publier le jeu de son site suite à plusieurs plaintes, pas Apple. Il n’avait donc pas sa place dans ma chronique.

Copyright http://www.esarcasm.com

Jusqu’ici, mon travail a été celui d’un journaliste : identifier les éléments du récit, le contexte de chacun, et réfléchir à la façon dont ils s’organisent les uns par rapport aux autres. Mais c’est le rendu de ce travail qui diffère : là où, dans un article classique, j’aurais décidé d’un ordre statique pour présenter mes informations (j’attaque avec quel exemple ? Quel autre vient ensuite ?…), dans une chronique non-linéaire, je donne au lecteur la possibilité de choisir cet ordre.

Je mets un peu l’information en scène, en demandant à l’utilisateur d’imaginer que c’est lui qui est à la tête d’une société de production de jeux vidéo. Quel type de jeu va-t-il produire ? Bien sûr, je l’aiguille tout de même dans ses choix. Je lui propose par exemple de décider d’abord s’il veut faire un jeu politique ou un jeu sur l’actu. Puis, s’il choisit un jeu politique, je lui propose d’opter pour une thématique : ateliers de misère ou immigrants illégaux ?

En fonction de ses choix, je lui présente alors les cas réels de studios ayant fait des choix similaires « en vrai », et les obstacles qu’ils ont rencontrés. Plus tard dans le récit, une fois qu’au moins un de ses jeux aura été refusé par Apple, je donnerai au lecteur la possibilité de se « venger » en développant un autre jeu qui critique directement la marque à la pomme…

La suite de l’histoire, c’est par là…

On le voit, ce que je propose ici au lecteur, c’est en fait la possibilité d’explorer le système que j’ai identifié en faisant mon travail de journaliste, et que je décris. Dans ce système, Apple barre la route à tous les jeux portant sur le réel. C’est le constat auquel je veux amener mon lecteur, pour qu’il se pose finalement une question : pourquoi une telle politique ?

Je mets donc en place une mécanique connue des récits non-linéaires, particulièrement des jeux vidéo : la rhétorique de l’échec. Dans mon récit (comme dans le réel), peu importe les choix que l’utilisateur fait, ses jeux seront toujours rejetés de l’App Store – sauf s’il décide de produire un titre purement divertissant, mais dans ce cas, il aura renoncé à utiliser la forme vidéoludique pour décrire le monde. Une fois qu’il a essuyé plusieurs refus, je permets enfin au lecteur d’arriver à la « conclusion » de l’article : une tentative d’analyse de la politique d’Apple, et un inventaire des solutions alternatives s’offrant aux développeurs ayant l’ambition de marier jeux vidéo et réel.

Hack your traitement de texte

Voilà pour la démarche. Formellement, pour construire cette chronique non-linéaire, j’ai utilisé un programme simple, initialement destiné à l’écriture de fictions interactives : Twine. Ce programme a plusieurs avantages :

  • Il est gratuit
  • Il est très simple d’utilisation
  • Il permet d’exporter son texte en format HTML, lisible facilement sur ordinateurs, tablettes, et même smartphones
  • Il gère des variables, ce qui n’est pas obligatoire, mais néanmoins extrêmement pratique pour assurer une cohérence narrative (j’y reviens ci-dessous)

L’interface de Twine, bien qu’austère, se prend en main en quelques minutes. Vous commencez à écrire votre texte dans une fenêtre, et quand vous souhaitez proposer un choix à votre lecteur, il vous suffit de sélectionner un mot ou une phrase et de sélectionner « créer un nouveau lien » dans le menu du programme. S’ouvre alors une nouvelle fenêtre, dans laquelle vous pouvez continuer votre texte. A la lecture, l’utilisateur devra cliquer sur le mot en question (qui apparaitra en bleu et en gras) pour continuer sa lecture.

L'interface de Twine, minimaliste mais efficace
L’interface de Twine, minimaliste mais efficace

Au fur et à mesure que vous écrivez, Twine construit pour vous un plan de votre récit. Vous pouvez alors voir comment l’utilisateur va circuler, et aussi repérer les culs-de sac que vous avez éventuellement créé. Au final, un diagramme de récit peut paraître complexe, mais étant donné que vous l’écrivez de manière organique, vous pourrez vous y retrouver facilement. A titre d’information, voici celui de ma chronique pour #Antibuzz :

En haut à gauche, le début de la chronique, en bas à droite, la conclusion.
En haut à gauche, le début de la chronique, en bas à droite, la conclusion.

Twine accepte aussi les balises HTML, et l’intégration d’autres médias : sons, vidéos (Youtube ou autre), images… En gros, les fonctions de bases permises par un CMS classique de site d’information. J’ai ainsi pu, au fil de ma chronique, renvoyer vers de nombreux articles écrits précédemment sur chacun des cas de censure par Apple.

Mais ce qui rend Twine plus intéressant à utiliser qu’un simple éditeur HTML, c’est sa gestion des variables. En intégrant à vos passages de texte un peu de code (très simple), vous serez en mesure de garder en mémoire les passages que votre lecteur a déjà parcourus. C’est important, parce que ça vous confère un certain contrôle éditorial sur votre récit. Si vous pensez que le lecteur ne doit pas pouvoir avoir accès à un élément de récit sans en avoir, au préalable, lu un autre, vous pouvez simplement indiquer à Twine de n’afficher un lien qu’à condition qu’un autre ait déjà été visité. C’est par exemple ce que je fais dans ma chronique en ne permettant au lecteur de se pencher sur le cas de la Molleindustria (le studio ayant produit un jeu qui critique directement Apple) qu’une fois qu’au moins un autre de ses jeux a été refusé par la firme de Cupertino.

D’autre part, les variables dans Twine permettent aussi de transformer un texte en « véritable » jeu. Pour mémoire, un jeu est une expérience régie par des règles et dont le résultat varie en fonction des actions de l’utilisateur. En utilisant une variable pour tenir le compte du nombre de titres que chaque lecteur se voit refuser par Apple avant d’arriver à la conclusion de ma chronique, je peux lui attribuer un « score » à la fin de sa lecture !

Sur cette capture d'écran, les passages soulignés en rouge sont liés à des variables. Ils changent en fonction de ce que le lecteur a vu.
Sur cette capture d’écran, les passages soulignés en rouge sont liés à des variables. Ils changent en fonction de ce que le lecteur a vu.

Si vous souhaitez vous lancer et utiliser Twine pour mener des expériences de narration non-linéaire (journalistiques ou non), un didacticiel très simple est disponible ici. Au passage, ce logiciel peut aussi être très utile pour imaginer des architectures de webdocumentaires.

Pour ma part, je pense que l’appropriation par les rédactions web de ce genre d’outils, au même titre qu’elles ont appris à se servir de Storify, de Thinglink, de Djehouti ou d’autres outils de narration multimédia, pourrait leur permettre de proposer à leurs lecteurs des expériences d’un genre nouveau, plus interactives, immersives et, employons de gros mots, fidélisantes. A l’heure du churnalism et de l’info-zapping qui ne satisfait ni les lecteurs ni les journalistes, ça pourrait être intéressant…

Interview sur Radio-Canada

Un jeu vidéo défraye la chronique en ce moment au Canada. Il s’agit de Pipe Trouble, titre dans lequel vous êtes chargé de construire des pipe-lines de gaz à travers le pays. Dérangez les habitants et vous verrez des environnementalistes mécontents saboter votre ouvrage. Ce jeu, cofinancé par la chaine publique TVO, a créé un scandale dans un pays où l’exploitation des hydrocarbures est une manne financière considérable, et la première ministre de l’Alberta s’est insurgée contre son propos politique fort. Devant le tollé, TVO a décidé de retirer le jeu de son site, mais on peut toujours y jouer sur le site du développeur.

Coupez des arbres, polluez, tuez des animaux et vous aurez des manifestants sur le dos...
Coupez des arbres, polluez, tuez des animaux et vous aurez des manifestants sur le dos…

L’occasion pour Radio-Canada de se pencher sur le sujet des jeux éditoriaux, et de m’interviewer sur la question.

Je prépare d’ailleurs pour #Antibuzz une chronique sur le sujet de la censure des jeux à portée politique. Comme le dit très bien l’excellent Olivier Mauco sur twitter, « Cette vague de censure sur les #politicalgame me donne envie de croire que les censeurs ont réellement compris la puissance du medium 🙂 »

Sout el shabab, la voix des jeunes

Sout el Shabab est un webdocumentaire de Pauline Beugnies, Nina Hubinet, Rachida El Azzouzi et Marion Guenard produit par le studio Hans lucas et diffusé par France Culture.

Ce webdocumentaire s’inscrit dans un dispositif plus large de couverture des deux ans de la révolution Egyptienne sur l’antenne de France Culture.

L'interface de Sout el Shabab a été entièrement dessinée par un des protagoniste du documentaire.
L’interface de Sout el Shabab a été entièrement dessinée par un des protagoniste du documentaire.

ThePixelHunt a conçu la scénarisation interactive de ce projet.

Gol! #Ukraine2012, foot et Ukraine

Gol! #Ukraine2102 est un webdocumentaire sur l’Ukraine à l’heure de l’Euro 2012 de foot. Réalisé par Stéphane Siohan et Mathieu Sartre, produit par Kids Up Hill et Lemonde.fr, il a été mis en ligne en juin 2012.

Oleg et Katya, les présentateurs du webdocumentaire Gol!
Oleg et Katya, les présentateurs du webdocumentaire Gol!

ThePixelHunt a conçu la scénarisation interactive de ce projet, et mis en place un dispositif de gamification au sein du webdocumentaire pour inciter les utilisateurs à l’explorer entièrement.

Un jeu d'enquête permet aux internautes de vivre l'expérience Gol! autrement.
Un jeu d’enquête permet aux internautes de vivre l’expérience Gol! autrement.

Pour son propos et sa navigation originaux, Gol! #Ukraine2012 a été sélectionné à l’IDFA, très prestigieux festival international de documentaires . Il est également en compétition au FIGRA du Touquet.

Les meilleurs newsgames de 2012

Et voilà, nous rentrons dans la période des « best of » de l’année, et une fois encore, je vais tenter de me plier à l’exercice en vous présentant une sélection de 10 newsgames qui ont particulièrement retenu mon attention en 2012.

1 : Your Olympic athlete body match, par la BBC

Your Olympic athlete body match
Your Olympic athlete body match

Les jeux olympiques de Londres, qui se sont tenus cet été, ont donné lieu à une flopée d’objets interactifs, dataviz et reportages enrichis en tous genres. J’en ai choisi deux pour ce top 10, et le premier est le plus minimaliste. Les règles du « jeu » ? Rentrez votre taille et votre poids.  Le programme compare alors vos informations à celles d’une sélection d’athlètes olympiques. C’est ainsi que j’apprends que j’ai le gabarit de Nicola Benedetti, chantre italien du Pentathlon moderne. Si Your Olympic athlete body match est plus un « jouet » qu’un jeu à proprement parler, il présente à l’utilisateur une info intéressante de manière ludique. Brillant de simplicité !

2 – Could you be a medallist?, par le Guardian

Could you be a medallist?
Could you be a medallist?

Jeux de Londres toujours. Cette fois, on vous propose de vous attaquer aux records olympiques de quatre disciplines : le 100 mètres, le 10 kilomètres, le 100 mètres nage libre et la course cycliste sur piste. Chaque partie se déroule en deux temps. Vous participez d’abord à une course virtuelle entre plusieurs champions, en rentrant le chrono que vous souhaitez. Tapez 10 secondes pour le 100 mètres, par exemple, et vous passerez la ligne entre le Donovan Bailey de 1996 et le Jesse Owens de 1936. Un bon moyen de comparer les performances à travers les âges… Mais la vraie performance physique vient ensuite. Il est en effet temps de refaire la course, mais cette fois votre personnage ne court plus tout seul : vous devez taper sur les touches de votre clavier le plus rapidement possible pour le faire se déplacer. Bon courage, alors, pour battre le roi Usain Bolt !

3 – Romney Makes

Romney Makes
Romney Makes

Même si ce fut une autre grosse actu de 2012, la Présidentielle US n’a pas donné lieu à énormément d’objets interactifs innovants. Bien sûr, il y a bien eu cette BD interactive passionnante, ou encore le sempiternel jeu de baston Obama VS Romney… mais c’est une petite webapp toute simple qui a finalement le plus retenu mon attention. Le principe est enfantin : vous choisissez une action (prendre une douche, manger une glace, changer un bébé…), vous rentrez sa durée (5 minutes, 10 minutes, de 10 à 30 minutes selon la bonne volonté de ma fille), et hop ! L’app vous informe de l’argent que Mitt Romney a gagné pendant ce temps. Un exemple ? « In the time it takes me to write an article about RomneyMakes, Mitt Romney makes $2,948.64 ». Mais ce n’est pas tout : s’en suit tout une série de petites infographies interactives aidant l’utilisateur à réaliser à quel point le candidat malheureux à la Présidentielle est un homme d’affaires comblé. Efficace !

4 – Survive 125

Survive 125
Survive 125

« Pourriez-vous survivre en gagnant 1,25 dollars par jour ? » La question est directe, brutale, et pourtant elle concerne beaucoup de monde. Vous voilà par exemple dans la peau de Divya Patel, fabricante de briques indienne et mère de quatre enfants. Chaque jour qui passe apporte sa nouvelle, parfois bonne, souvent mauvaise, et vous devez faire des choix déchirants pour ne pas vous retrouver sans le sou. Alors bien sûr, cette application est un peu outrée : elle développe une rhétorique qui ressemble à celle de l’excellent Spent – les deux ont été développés par des ONG avec pour objectif de récolter des donations. Néanmoins, tant dans la forme que sur le fond, rien n’empêcherait un usage plus journalistique de ce genre de jeux.

5 – The Gametrekking Omnibus, par Jordan Magnuson

Jordan Magnuson est un type un peu taré. Il y a deux ans, il a lancé une campagne sur Kickstarter pour financer son projet fou : faire le tour de l’Asie avec son sac sur le dos, et raconter ses souvenirs de voyage, non pas en tenant un carnet comme Ernest Hemingway, mais en faisant des jeux vidéo. Il est ainsi devenu le premier « Grand jeuxporter » de l’histoire. Le résultat ? 10 ovnis, 10 petits jeux qui traitent de sujets aussi divers que l’emprise de la Chine sur Taiwan, les traces du génocide Khmer ou la guerre du Vietnam, avec une élégance et une sincérité splendides. Le genre d’initiatives qui prouvent que décidément oui, quand il est bien utilisé, le jeu vidéo peut être un média incroyable pour raconter notre monde.

6 – The Scale of the universe 2

Scale of the Universe
Scale of the Universe 2

Oyez, journalistes scientifiques ! Voici un reportage interactif qui vous emmène visiter… l’univers tout entier. Du plus petit – la longueur de Planck – au plus grand – le gigaparsec -, vous allez pouvoir comparer les tailles de tout ce qui compose le monde qui vous entoure. Cette animation était déjà absolument bluffante lors de sa première itération, mais cette fois, en plus, vous pourrez cliquer sur tous les éléments présentés pour afficher des infos contextuelles simples mais passionnantes, et même souvent drôles ! The Scale of the universe n’est pas encore un « vrai » jeu : il n’y a pour l’instant pas d’autre objectif à sa consultation que celui de satisfaire votre curiosité. Mais il pourrait facilement le devenir, si les concepteurs lançaient des défis aux utilisateurs. Par exemple : « Trouvez combien de bactéries il faudrait empiler pour arriver à la hauteur d’une fourmi… » Une idée pour la version 3, peut-être.

7 – GameTheNews et Endgame Syria

Endgame Syria
Endgame Syria

Game The News est un projet d’Auroch Digital, un studio de développement habitué aux jeux qui sortent du cadre du simple divertissement. L’équipe de ce site, qui se présente comme « le premier réseau de correspondants de presse couvrant des actus internationales sous forme de jeux », produit des titres pour le Huffington post, Wired, et aussi à compte d’auteur. En fait, Game the news est en quelque sorte le premier « pure player » du newsgame. Les jeux produits, tous à la fois compatibles web, Androïd et iOS, sont souvent courts. Si nombre d’entre eux ne sont pas encore très convaincants, certains, comme ce titre sur la vie d’un enfant travaillant dans un champ de coton en Ousbékistan,  proposent des expériences très intéressantes. Et d’autres vont plus loin, comme Endgame : Syria, « une exploration interactive de la guerre civile ayant lieu en ce moment en Syrie ». Vous voilà commandant des rebelles, à lutter, politiquement et militairement, avec les forces de Bachar el-Assad. Recevez des soutiens de pays étrangers, affrontez les chars adverses avec vos miliciens, luttez avec courage et vous ferez peut-être plier l’adversaire. Une expérience très intéressante, qui s’appuie sur un vrai travail d’enquête et d’analyse journalistique.

8 – Prison Architect

On parle beaucoup, en ce moment, de l’état catastrophique des prisons françaises, des conditions de détention délétères et du mal-être partagé par les prisonniers, les gardiens et les directeurs. Voici un jeu en développement qui va permettre de comprendre de plus près ce que gérer une prison veut dire. Même si pour le coup, Prison Architect est un « vrai jeu », c’est-à-dire un titre à visée d’abord divertissante, développé par une équipe ne se réclamant pas du journalisme. Mais, comme le signale David Dufresne sur son blog, le projet a d’intéressantes influences. En l’occurrence, Prison Valley, fameux webdocumentaire réalisé par l’auteur de Tarnac, Magasin général, et traitant des centres de rétention du Colorado. Alors, est-ce que le sujet intéresse les « gamers » ? Je vous laisse juger : alors qu’il n’est encore qu’en version alpha, Prison architect a déjà recueilli presque 20 000 préventes, pour un CA de plus de 650 000 dollars.

9 – Who’s Hurt by the Fiscal Impasse ? par le New-York Times

Who's hurt by the fiscal impasse?
Who’s hurt by the fiscal impasse?

Le département interactif du New York Times continue à régulièrement produire des newsgames, dans son inimitable style à la fois docte et funky. Certes, on est loin de l’explosion visuelle d’un Bioshock, mais il faut dire aussi qu’on traite là d’un sujet on ne peut plus austère : la situation budgétaire américaine. Entre la volonté de réduire le déficit et celle d’éviter une récession, il va forcément y avoir des mécontents. A vous de décider qui ! Vous pourrez prendre des mesures et constater leur impact sur différents groupes sociaux et politiques – représentés par des smileys plutôt mignons, quelques grammes de lol dans un monde de chiffres. Vous pourrez aussi comparer vos décisions à celles de l’administration Obama, voire tenter d’atteindre des objectifs précis, comme provoquer des scénarios catastrophe… pour le 1% le plus riche de la population !

10 – 2012, le jeu !

2012, le jeu
2012, le jeu

Finalement, les Mayas s’étaient bien plantés, la fin du monde n’est pas pour 2012. A moins que… Tout dépend de vous ! Arriverez-vous à faire s’enchaîner les catastrophes dans ce jeu ? Tremblements de terre, raz-de-marée, inondations… vous contrôlez les éléments, et pouvez même les combiner pour déclencher des pluies d’astéroïdes ravageuses. Il faudra au moins ça pour débarrasser notre planète de ses 6 milliards et quelques d’habitants. Signalé à mon attention par l’excellent blog OuJeViPo, 2012, le jeu est donc un newsgame portant sur un sujet d’actu insolite. Mais il est aussi intéressant dans sa forme : il a été réalisé en 48 heures seulement, dans le cadre du festival de science-fiction Les Utopiales. Avec un délai de production aussi court, plus rien n’empêcherait une rédaction de proposer des jeux en réaction rapide à une actualité…

Voila pour ma sélection de newsgames marquants en 2012. Rendez-vous en 2013 : j’ai déjà eu vent de quelques projets qui devraient être très intéressants !

L’autre Election

L’Autre Élection est un webdocumentaire qui vous propose de découvrir six candidats en campagne dans l’un des pays les plus corrompus au monde, la Papouasie Nouvelle-Guinée. Il prend la forme d’une web-série documentaire en six chapitres, liés par des « Cartes postales » interactives à explorer.

L'Autre Election, ou la démocratie sauce PNG.
L’Autre Election, ou la démocratie sauce PNG.

Entièrement produit par Progress In Work, la société de son auteur Igal Kohen, L’Autre Election a été diffusé par le Courrier International, Rue 89 et LePoint.

Les "Cartes postales à explorer" de l'Autre Élection.
Les « Cartes postales à explorer » de l’Autre Élection.

En collaboration avec Igal Kohen, ThePixelHunt a conçu le game design des « Cartes postales à explorer » qui assurent le lien entre les six chapitres du webdocumentaire.

Discussion avec Quentin Delamotte

Quentin Delamotte est étudiant au CELSA, et il vient de publier son mémoire, Quand jouer c’est communiquer, la publicité à l’épreuve du jeu. Alors qu’il travaillait dessus, il m’avait sollicité pour une discussion sur le sujet du jeu vidéo et de ses différentes applications possibles. Et il l’a retranscrite, ce qui n’a pas dû être une mince affaire ! On y parle de Primaires à Gauche, mais aussi d’éthique du game design, de mèmes, de construction de systèmes, d’éducation aux jeux vidéo et de GTA, entre autres choses. Alors, certes, ça fait un peu personal branling, mais je me suis dit que cette discussion pourrait peut-être intéresser cerain(e)s d’entre vous. Si c’est le cas, n’hésitez pas à réagir dans le commentaires, en attendant qu’on mette sur pied, avec Charles Ayats, un rendez-vous pour réunir les personnes que ces questions passionnent.

QUENTIN DELAMOTTE : Pourquoi avoir créé le jeu Primaires à Gauche ?
FLORENT MAURIN : On a créé ce jeu avec la question en tête de se dire : « qu’est-ce qu’on peut exprimer de l’information, de comment se passe une campagne de primaires, et pas la campagne qui se passe en ce moment mais une campagne en général, sous forme de jeu vidéo. » C’était un essai pas parfaitement réussi, il y avait plein de choses qui n’allaient pas, pas forcément bien expliquées ou trop compliquées… Et pourtant ce jeu est bourré de vraies infos, on a fait quatre mois d’enquête journalistique pour concevoir le jeu, les personnages, les interactions… Mais ça ne se voit pas assez actuellement malheureusement.

Au final, l’idée c’est de réussir à faire apprendre et comprendre à votre public l’enjeu et le fonctionnement des primaires…
Ça c’est plutôt une conséquence. Ce qu’on a vraiment essayé de faire, c’est de montrer que la réalité marche avec des systèmes, des systèmes dans lesquels différents acteurs interagissent et où certaines actions ont des conséquences qui portent sur d’autres acteurs du système. Tout est corrélé. Tous les systèmes politiques, et particulièrement les systèmes politiques en temps de campagnes électorales, marchent comme ça, comme un système avec des engrenages. Untel va dire quelque chose donc le candidat adverse va vouloir prendre une position qui va soit aller dans son sens, soit aller contre. Ca va créer un débat : tel ou tel « personnage » satellite va se positionner pour l’un ou l’autre des personnages principaux. Donc c’est un système, avec plusieurs variables qui fonctionnent les unes par rapport aux autres. Mais en réalité tout peut être décrit en tant que système, c’est le principe de la physique, de la biologie et de toutes les sciences en général. Même le code de la route, c’est un système qui organise les interactions sociales entre les différents conducteurs.
Ce que nous avons essayé de faire, nous, c’est de décrire ce système qui existe dans la vraie vie, qui organise la vie politique et la campagne de la primaire. On a voulu le décrire en le traduisant en système informatique. Et qu’est-ce que c’est un système informatique sur lequel on peut interagir ? C’est un jeu vidéo. Les jeux vidéo sont des modélisations, des représentations informatiques de systèmes.

Mais au-delà de ça, il y avait une volonté de sensibiliser ? De faire comprendre ?
Oui ! Une volonté de faire comprendre aux gens ce système, parce que si je n’attire pas votre regard sur les systèmes qui sont autour de vous, vous ne les remarquez pas forcément. Vous ne comprenez pas forcément tous les acteurs qui sont au sein de ce système. Si jamais je ne vous dis pas que Nestlé a 80% des produits agroalimentaires que vous achetez et que dès que vous achetez une marque quelconque vous achetez une des marques de l’un des 5 plus gros groupes alimentaires vous ne comprenez pas le système de distribution de l’agroalimentaire. Pour le système des industries agroalimentaires c’est relativement simple, mais pour une campagne politique c’est un peu plus compliqué, parce que chaque action que vous faîtes peut avoir des influences sur qui va vous soutenir, qui va aller dans votre sens ou pas etc.
Et donc pour attirer l’attention des gens sur ce système qu’est une campagne électorale primaire, on a voulu le traduire dans une forme informatique et permettre aux gens de manipuler ce système en faisant bouger des variables et en comprenant ce que cela fait bouger comme autres variables dans le système : qui va me rejoindre dans mon équipe de campagne, est-ce que ça me fait gagner des voix ou pas etc.
C’est une modélisation informatique du système mais ce n’est pas une simulation au sens strict. Si on avait voulu faire une simulation, on aurait dû dépenser probablement beaucoup plus d’argent pour avoir l’incroyable potentiel du réel. Le réel propose des systèmes extrêmement complexes et impossibles à prévoir alors qu’avec le jeu on est dans une version simplifiée.
Et c’est ce que fait tout le temps un journaliste. Un journaliste qui va en reportage à Haïti, est ce qu’il va couvrir l’extrême complexité de la situation de chaque personne qui est victime du tremblement de terre ? Non, il va prendre quelques exemples qu’il estime être représentatifs et il va dessiner un tableau simplifié de la réalité mais qui va permettre au lecteur de comprendre la situation.
Dans Primaires à gauche, c’est exactement la même logique, sauf qu’au lieu de raconter une histoire, on a construit un système simplifié pour décrire un système complexe.

Donc votre objectif c’était de simplifier, de rendre accessible quelque chose qui pourrait être difficile à comprendre en soi et de le rendre intéressant et ludique pour attirer les utilisateurs ?
C’est absolument ça. Mais la première chose que vous venez de dire, c’est du boulot journalistique dans l’absolu.

Oui, donc c’est une nouvelle forme de travail journalistique.
C’est ça. Mais une des différences ici, c’est qu’on mise aussi sur le fun. Je ne sais pas si vous avez lu un peu la Theory of fun de Raph Koster, c’est un peu ce genre de motivation qu’on avait envie de tester au niveau journalistique. Sauf que nous l’avons fait pour transmettre de l’information, et ça m’embête un peu quand les marketeux [sic] le font pour vendre des yaourts. Après, ça c’est une question d’éthique personnelle. Mais après tout c’est la logique de la publicité. On ne peut pas blâmer les marketeux de faire ce qu’ils font déjà avec l’audiovisuel ou le papier.

Justement pour parler d’exemples de marques prenons l’exemple de Samsung. Samsung a gamifié son site de marque : par exemple si vous restez 10 minutes sur le site de marque vous gagnez un badge, si vous postez un commentaire vous gagnez un badge. Pour moi on arrive aux limites de la gamification parce je ne vois pas trop ce qu’il y a de fun la dedans.
Ben non, c’est du behaviourisme.

Exactement, on est plus dans le stimulus-réponse, du coup il n’y a pas de ludique …
Si, c’est le problème, d’une certaine manière c’est ludique mais c’est ludique comme un jeu de Zynga. Le modèle économique de Zynga est absolument génial : ils vous font payer pour ne pas jouer. Quand vous jouez à Famrville, la seule mécanique de gameplay c’est : avoir des ressources qui sont limitées et donc être limité pour faire des actions. On est obligé d’attendre 6h pour que les ressources se remplissent et pouvoir faire une nouvelle action. La seule mécanique de jeu qu’il y a ici c’est de gérer les ressources avec cette contrainte du temps. Qu’est-ce qu’ils vous font payer ? Ils vous font payer le fait de ne pas attendre, de racheter de l’énergie indéfiniment. Je trouve ça complètement dingue, mais ça marche parce qu’ils misent sur des mécaniques d’addiction comportementalistes et de reconnaissances sociales qui sont d’une certaine manière ludiques. C’est-à-dire que vous générez du plaisir et vous générez de la dopamine qui va vous pousser à faire une action. Mais ça, ça marche un temps. Si Zynga marche mois bien en ce moment, c’est pour ça.

Effectivement, je pense que ça peut marcher dans un premier temps mais je me dis qu’au bout d’un moment les gens, on leur donne des badges, on leur donne des points…
Qu’est-ce que j’en ai à faire d’avoir un badge Samsung…

Oui, ce qui m’intéresse quand je joue à Mario Kart ce n’est pas de gagner des points ou des badges quand j’ai gagné une course, c’est d’abord de jouer parce que c’est fun sans même gagner de points ni passer des niveaux.
Oui et pourtant sur tous les jeux vidéo de console il y a des achievements. Parce qu’il y a quelque chose dans l’activité autotélique du jeu, autrement dit dans l’activité qui suffit à elle-même du jeu, qui est de dire, dans certains profils de joueurs : « je veux épuiser le système, je veux avoir la preuve, le marqueur que je suis allé jusqu’au bout, du bout, du bout du défi. » Parce que la logique du jeu, c’est de poser un défi à relever. Et il y a des gens pour qui les marqueurs de cette logique – autrement dit les badges mais ça peut être le score ou autre chose- suffisent à transformer cette activité en activité autotélique, autrement dit auto-alimentée. C’est ce qui va faire que je vais continuer à jouer. Et ça c’est une mécanique ludique. Mais c’est une mécanique qui ne marche pas du tout chez tout le monde, seulement dans certains esprits de joueurs.

Mais c’est une mécanique qui vient en plus. On est d’accord que le jeu doit d’abord être intrinsèquement ludique ?
Oui tout à fait.

Et le fait même de n’utiliser que cette mécanique de points et de badges et d’en faire un jeu, c’est un peu comme prendre une partie pour le tout. Alors certes, ça marche dans un premier temps pour motiver et engager des utilisateurs, mais est-ce que c’est suffisant à terme pour engager les gens ? Est-ce que ce n’est pas inefficace au final ?
C’est la théorie de Bogost quand il dit « gamification is bullshit ». Pour lui la gamification est un buzzword marketing qui est hyper à la mode depuis un an ou deux, mais les gens ne savent pas faire de la gamification et dans un ou deux ans tout ça sera oublié et retombé. Si c’est le cas, ça fera beaucoup de mal au champ, beaucoup de mal à tous ceux qui veulent réfléchir à utiliser les logiques de « ludicisation » pour rendre les choses de la vie plus fun et donc plus efficaces dans leur but premier qui peut être transmettre l’information ou autre chose. Ca fera beaucoup de mal à tous ces gens-là, parce que dans quelques années les gens diront : « ah oui la gamification c’est le truc avec les badges, au début c’était rigolo mais après ça m’a saoulé ». Et il faudra trimer pour continuer d’appliquer ensuite cette philosophie ludique qui est potentiellement super intéressante.
Mais il faut que ce soit fait de manière éthique en fait. C’est pour ça que dans Primaires à gauche, on a expliqué comment on avait conçu toutes les règles du jeu et qu’on a mis en ligne les tableaux Excel avec toutes les statistiques des personnages. On voulait être parfaitement transparent dans ce qu’on avait fait, pour être éthique et se dire : « on ne veut pas que vous jouiez à ce jeu et que vous ayez le cerveau lavé pour que vous pensiez au final ce que nous on pense de la primaire. On veut que vous jouiez à ce jeu, que vous compreniez le système pour que vous puissiez l’interroger. »

Pourquoi vous n’êtes pas allés plus loin en proposant aux gens de co-construire le jeu, de l’améliorer ensemble ?
C’est ce qu’on a fait en fait. On a sorti le jeu en juin et entre juin et octobre on a fait quatre mise à jour dans lesquelles on a constamment sollicité les gens sur le blog : certains ont proposé de nouveaux personnages etc. Après, probablement que Primaires à gauche est un jeu trop compliqué avec pas assez de retours sur ce qu’on fait mais ça c’est parce que c’était un coup d’essai. On apprenait en faisant, on a fait des erreurs de design qu’on ne referait probablement plus si on le refaisait une deuxième fois. On a eu beaucoup de retours positifs sur les réseaux sociaux mais il y avait peu de joueurs vraiment impliqués sur le blog : on devait être une communauté d’une trentaine de personnes, or vous ne pouvez pas aller hyper loin avec ça.

Quel est pour vous la différence entre votre newsgame et un advergame de marque ?
La grande différence entre ce que je fais moi quand je fais Primaires à gauche et ce que fait une agence de communication quand elle fait un advergame c’est que moi mon client c’est l’utilisateur final et que l’agence son client c’est l’annonceur et que ce qu’elle vend, c’est l’utilisateur final. Donc la logique est exactement l’inverse et les objectifs du game design sont complètement inversés.

Juste pour essayer de comprendre un peu comment a pu naitre la gamification, je voudrais avoir votre avis sur la nouvelle place qu’ont pris les jeux vidéo en ce moment dans notre société actuelle. On voit aujourd’hui que plus de 60% des français jouent à des jeux-vidéos et que plus de la moitié sont des femmes. Comment expliqueriez-vous cette nouvelle importance prise par le jeu vidéo dans notre société ?
Il y a juste une chose, c’est que le jeu est encore considéré dans notre société comme une activité triviale. Effectivement le jeu peut être considéré comme du divertissement, mais moi mon point de vue c’est que ça peut être aussi autre chose que du divertissement, ça peut être de l’apprentissage par exemple. Quand vous voyez un enfant qui empile des cubes certes il est en train de jouer mais il n’est pas en train de se divertir, il n’est pas en train de tromper l’ennui. Pour un petit enfant je parle… Il est en train d’apprendre en jouant, il est train d’expérimenter le système, de voir comment les règles du système marchent, de l’intégrer pour avoir des schémas mentaux.
Après, la question du divertissement dans l’absolu parce qu’il ne faut pas se poser les questions du sens de la vie, elle existe aussi. Et il y a un bouquin de Neil Postman, un théoricien des médias américains, qui s’appelle Se distraire à en mourir, c’est exactement ça ! En gros, il dit que notre rapport à l’information c’est de la distraction : qu’est-ce qu’on a besoin de savoir dans la seconde qu’il y a eu un tremblement de terre à l’autre bout du monde ? A part pour se divertir, pour se dire pendant 5 minutes : « tiens il y a eu un tremblement de terre » et éventuellement en discuter à la machine à café. Mais au final, est-ce que c’est de l’information pour nous ou est-ce que c’est du divertissement ? Moi je pense qu’il y a une question de divertissement là dedans. Avoir l’info toujours plus vite et puis demain on en parle plus, tout ça c’est bien la preuve que l’information n’est pas très profonde.
Pour moi il y a bien une angoisse de la société qui est de plus en plus importante et qui est propice au développement du divertissement. Je ne sais pas d’où elle vient vraiment, même si à mon avis ça doit être une question du sens de la vie qui est de plus en plus dur à trouver dans les sociétés modernes telles qu’elles s’organisent dans les pays développés. Parce que quand vous devez faire 10 bornes pour aller chercher de l’eau, le sens de la vie vous n’avez pas vraiment besoin de savoir où il est… C’est la fameux mème que vous connaissez peut être First World Problems ?

Non je ne vois pas…
C’est par exemple une femme qui se prend la tête en disant : « oh la la, je ne peux pas manger des chips devant ma télé parce que ça fait trop de bruit, j’entends pas ce qu’il se dit » (rires)
Donc, la place sans cesse grandissante du jeu qui n’est que divertissement au sens pascalien du terme, pour m’éviter de penser que ma vie n’a pas de sens et que je vais mourir, c’est sûrement vrai ! Et ça s’appelle des antidépresseurs en fait. Du coup c’est un petit peu dérangeant… Je pense que la nouvelle place du jeu dans la société c’est clairement un antidépresseur pour le vague à l’âme de la société moderne, mais que ce n’est pas une raison pour que ça ne reste que ça. Du coup, il faut peut être amener les gens à changer d’avis sur ce que ça veut dire de jouer et que jouer ça n’est pas forcément qu’une activité vaine : ça peut être aussi quelque chose qui vous fait réfléchir comme l’art en général, sur ce le sens de la vie, sur ce que c’est que la mort, l’amour etc.

Là vous parlez en termes philosophiques : l’art comme le jeu vidéo peut nous faire réfléchir… Mais il y aussi une utilité pragmatique du jeu, c’est justement tout l’intérêt de la gamification. Parce qu’au final les newsgames, les advergames et les dispositifs gamifiés en général ne sont jamais créés dans un intérêt purement spéculatif, il y a toujours un but concret qui est soit de transmettre un message, soit de faire apprendre quelque chose ou d’inciter à un comportement dans le cas des marques.
Oui mais dans certaines tendance artistiques c’est la même chose : les portraits du Quattrocento ce sont certes des portraits d’une maestria incroyable mais ce sont des portraits et leur sens premier c’est juste de vous rappeler la tête de votre arrière cousin qui habite à 300 km d’ici.

Oui c’est comme les vitraux dont l’utilité première était d’apprendre la Bible aux illettrés.
Absolument ! En général, il y a toujours un Calvaire du Christ dans une église et c’était pour ça.
Mais en fait, moi, j’en fiche de savoir si les jeux vidéo sont un art ou pas. Si vous vous intéressez à cette question vous verrez que les gens s’étripent sur ce sujet. Ce qui m’intéresse, moi, c’est de dire que la forme médiatique du jeu vidéo peut avoir une prétention similaire à certaines oeuvres d’art dans le sens où il peut non seulement vous divertir, non seulement faire naître en vous des émotions mais aussi avoir un but, un objet précis dessiné par le designer qui peut être soit de l’information, soit du développement du sens logique, soit de l’incitation etc. etc.
J’ai un ami qui a fait un jeu vidéo, Dragon Box. Il y a deux écrans, d’un côté on a des monstres, et de l’autre on a d’autres monstres. Il faut déplacer les monstres d’un côté à l’autre et laisser un monstre tout seul d’un côté. Ça semble être un petit jeu comme ça, mais en fait vous êtes en train de résoudre des équations du second degré.

Mais c’est ça la beauté de la gamification, c’est de résoudre des problèmes sans forcément s’en rendre compte ! Déjà c’est réussir à attirer les gens et ensuite de leur faire comprendre ou les pousser à agir mais de façon détournée. Ca me fait penser au jeu Codeacademy, dont vous parlez d’ailleurs dans un de vos articles : le code c’est très compliqué, c’est très barbant à apprendre mais là on se laisse prendre au jeu. Ils arrivent à vous transformer quelque chose de barbant en une chose sympa, agréable et qui donne envie de continuer.
Et sympa parce que c’est designé de façon à faire générer de la dopamine. Vous faîtes un petit truc simple, vous réussissez, vous êtes content, votre cerveau génère de la dopamine. Du coup, on essaye encore, on fait quelque chose d’un tout petit peu plus compliqué et on maitrise encore donc on produit encore de la dopamine. C’est ce qu’explique Raph Koster dans A Theory of Fun : c’est comme ça que marche notre cerveau pour nous pousser à apprendre !
Mais c’est pour ça aussi que c’est dangereux. Les game designers ont une grosse responsabilité. Et s’il faut qu’il y ait une éthique du game design, c’est parce qu’il y a une partie de tout ça qui est incontrôlable, qui est de l’ordre de la chimie du cerveau et qui donc peut se faire à l’insu de la personne. Après, il y a des gens qui ont des prédispositions plus ou moins fortes, mais c’est comme ça que certains se ruinent au casino parce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de jouer alors qu’ils savent qu’ils ne devraient pas.
Ensuite, pour en revenir à la nouvelle place des jeux vidéo, ce qu’on a pas dit c’est qu’il y a simplement une évolution technologique. Le jeu vidéo a été inventé dans les années 60 et la grande différence entre avant et maintenant, c’est que maintenant il existe !

C’est-à-dire…
Florent MAURIN : Hé bien c’est-à-dire qu’au début il y a avait quelques milliers de machines qui étaient vendues dans le monde et que maintenant dans le premier mois d’exploitation vous avez des millions de machines qui sont vendues. Aujourd’hui, technologiquement, il y a de la production en série.

Oui et en plus, c’est ce que j’explique dans mon mémoire, c’est qu’aujourd’hui on a une socialisation et une casualisation des jeux vidéo. Avec une ouverture de l’offre et des thématiques de jeux et une jouabilité beaucoup plus accessible qu’avant. Et je pense que ça joue aussi énormément dans la nouvelle importance du jeu vidéo aujourd’hui.
Tout à fait et c’est ce que dit Anna Anthropy dans son livre Rise of the Video Games Zinesters où elle encourage tout le monde à faire des jeux. C’était une de mes chroniques dans Antibuzz cet été. Elle dit : « pendant des années et des années, les jeux vidéo on été faits par des mecs entre 25 et 40 ans passionnés de lectures de Tolkien etc. » Forcément, ça a façonné énormément le public auquel on s’adresse.

Alors on a parlé de la nouvelle place du jeu vidéo dans les usages mais est-ce que vous croyez qu’il y a eu en parallèle une évolution de l’opinion publique…
Non ! (rires) Parce qu’il y a un gros problème d’éducation aux jeux vidéo, comme tous les médias, il faut de l’éducation à la télé, de l’éducation à la presse… et de l’éducation aux jeux vidéo. Moi, à chaque fois que je parle avec des instituteurs de jeux vidéo, j’ai l’impression que je leur parle de l’Antéchrist. Ils me disent : « ça empêche les enfants de travailler, ça les rend débiles etc. ». Alors qu’ils le pensent ca n’est pas grave, mais qu’ils n’en parlent pas avec les enfants alors qu’ils sont censés les éduquer entre autres aux jeux vidéo ; alors qu’ils sont censés leur donner un regard critique sur les jeux, leur dire de ne pas jouer à n’importe quoi… là c’est problématique.
Mais ça, ça n’est pas encore possible car il y a une méconnaissance de ce que ça peut être le jeu vidéo. Il faudrait commencer à comprendre qu’il faut développer en urgence une éducation de ce qu’est le jeu vidéo. Alors, bien sûr, je ne dis pas de faire des cours sur le jeu vidéo, je dis juste qu’il faudrait interpeller les enfants pour les aider à construire un regard critique autour de leurs pratiques : comment le game design a été pensé, quel est le message, où est-ce qu’on m’amène dans le jeu vidéo ?
Et j’irais même plus loin : je pense que des jeux comme World of Warcraft, Minecraft qui sont à l’origine de nombreux problèmes entre parents et enfants, ont leur place dans les salles de cours. L’idéal ce serait que les profs jouent avec les enfants à des jeux qui sont addictifs, violents, à des jeux qui sont considérés comme dangereux.

Pour quoi exactement ?
Pour les accompagner ! Qu’est-ce qui est dangereux ? Ce n’est pas que votre enfant passe 10 heures par jour à jouer à GTA alors qu’il n’a que 12 ans ; c’est que vous le laissez faire tout seul, que vous ne soyez pas là pour lui dire : « porte un regard critique sur ça, prend un peu de distance par rapport au jeu ». Ce qui est dangereux ce n’est pas que votre enfant regarde un film violent, ce que vous ne soyez pas là avec lui et qu’il ne puisse pas vous en parler et vous demander ce qu’il lui a fait peur, ce qui lui a posé des problèmes etc. Donc c’est une question de responsabilité. Et quand les parents vous disent : « les jeux vidéo, c’est le mal », en fait ils se déchargent de leur responsabilité de parents qui est de faire attention à ce que fait leur enfant. Quand votre enfant tombe parce que ces lacets ne sont pas faits vous n’allez pas dire : « c’est de la faute des lacets, c’est le mal ». Non, vous allez l’accompagner, lui montrer que s’il les faits d’une façon ils vont se défaire et il va tomber mais s’il les faits bien ils vont tenir. Pour les jeux vidéo c’est pareil, c’est juste un principe de base de l’éducation.

Mais c’est aussi une question d’éducation des parents parce qu’ils ne connaissent pas ou peu l’univers des jeux vidéo.
Oui, et c’était pareil pour la bande dessinée. La bande dessinée jusque dans les années 50/60 était considérée comme quelque chose d’abrutissant et sans aucune valeur. Maintenant la génération qui a grandi avec Pilote, Spirou etc. est adulte et on voit que le statut de la bande dessinée a complètement changé : on parle de « roman graphique », on a le Festival d’Angoulême… Maintenant tout le monde reconnait qu’il y a des BD qui sont nobles.

Oui ça me fait penser à l’évolution du cinéma qui au début était complètement décrié et qui a acquis ses lettres de noblesse au fil du temps. Il lui a fallu a peu près 60 ans avant d’être perçu comme légitime et comme objet culturel, le jeu vidéo a 40 ans maximum. Mais je pense qu’on est sur la bonne voie quand on voit les dernières expositions comme Game Story au Grand Palais
Oui, le fait qu’il y ait des expositions c’est bon signe.

Et du coup on peut, peut-être, imaginer que dans 30/40 ans ces problèmes là dont on parle n’existeront plus.
Oui, j’espère. En fait, je ne suis pas en train de dire que le jeu vidéo ça ne rend pas violent : après 2h passées à un jeu comme Call Of Duty Black Ops, on en ressort un peu sur les nerfs. Mais c’est la même chose quand on vient de regarder un film d’horreur. Donc effectivement, les jeux vidéo, parce qu’ils sont immersifs, parce qu’ils sont interactifs, ont un effet sur la psyché, sur la chimie du cerveau. Il ne faut pas nier ça. Ce que je dis moi c’est que la confusion entre la fiction et la réalité dans le jeu vidéo se fait parce que l’enfant n’a personne avec qui exprimer ses angoisses, ses fantasmes, exprimer tout ce qui peut habiter sa vie intérieure après avoir joué.

D’autres vies que la mienne.

Parfois, les jeux vidéo deviennent fous. Ils sortent de leurs sentiers battus depuis 50 ans, délaissent leurs trolls, leurs aventurières girondes, leurs plombiers en salopette mangeurs de champignons, et s’aventurent sur un territoire inexploré : le réel. Après tout, pourquoi pas : rien dans la définition des jeux vidéo ne les condamne à la trivialité. Mais ils ne se renient pas pour autant complètement : ils restent des jeux, des univers régis par des règles, qui évoluent en fonction des actions de l’utilisateur. Ils proposent alors une représentation (aussi appelée modélisation, car elle fait appel à la programmation) du réel, une « certaine vision » de celui-ci ; en cela, ils deviennent des jeux-documentaires.

En proposant à l’utilisateur, le temps d’une partie, d’endosser un rôle qui n’est pas le sien, les jeux vidéo documentaires misent sur l’empathie pour provoquer la réflexion. En tant que joueur, je fais des choix, et le système me présente leurs conséquences. Pour « gagner » la partie, je dois comprendre la situation du personnage que j’incarne et essayer de prendre les meilleures décisions – c’est-à-dire celles que le créateur du jeu, ou « game designer » (l’« auteur », pour reprendre le langage du documentaire) a jugé les plus opportunes. En ce sens, les jeux-documentaires ne sont jamais des simulations, des représentations réalistes de la vie dans toute sa complexité. Ils ne prétendent pas vraiment me mettre « dans la peau de », ni refléter le réel dans toute sa complexité. Ce sont plutôt des catalyseurs de l’attention, des outils de problématisation qui me posent des questions que je ne me poserais pas seul. Qui me proposent non pas de vivre, mais de réfléchir sur d’autres vies que la mienne.

Envers et contre tout

C’est notamment le but d’un récit interactif comme Envers et contre tout. Dans ce jeu, produit par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, on incarne un opposant à un régime militaire, contraint de fuir son pays pour ne pas finir en prison. Les épreuves affrontées sont nombreuses : interrogatoire musclé, fuite précipitée en pleine nuit, arrivée dans un pays étranger et hostile, difficultés d’intégration…

A chacune des douze étapes du périple, un mini-jeu demande de faire des choix, alors même que, comme le personnage qu’il guide, le joueur n’a pas toutes les données du problème en main. A la moindre erreur, la sanction est sans appel : c’est le « game over », qui provoque un puissant sentiment d’injustice. La réussite, elle, est récompensée par l’accès au niveau suivant, mais aussi à des documents pour en savoir plus sur la vie du réfugié.

Même une fois installé dans un nouveau pays, le périple du réfugié politique n’est pas terminé.

Pour autant, Envers et contre tout n’est pas entièrement satisfaisant du point de vue du joueur. Il adopte une forme de narration très linéaire, ce qui le rend moins intéressant à rejouer : chaque partie ressemble à la précédente.

Dans le monde du documentaire aussi, la narration linéaire a été remise en question ces dernières années. « Aujourd’hui, dans certains de nos webdocumentaires, nous suivons la piste de la ‘délinéarisation’, revendique Alexandre Brachet, du studio de production de contenus multimédia Upian. Nous tentons de laisser l’utilisateur choisir quel contenu il veut consulter, et quand il veut le faire. Je pense que cela devient un des piliers de l’écriture interactive. » Une question se pose alors : si l’auteur renonce à prendre son public par la main, à le guider à travers son documentaire, comment peut-il être sûr que son travail sera consulté intégralement, et bien compris ?

Sur ce point, les jeux vidéo ont un avantage sur les documentaires. « Si les films et les récits écrits sont très efficaces pour raconter des histoires, détaille le chercheur américain Ian Bogost, les jeux vidéo atteignent leur plein potentiel quand ils modélisent des comportements, quand ils décrivent des processus du monde réel par l’intermédiaire de processus informatiques. Ils s’expriment alors par leurs règles : c’est la rhétorique procédurale » Le travail du documentariste vidéoludique pourrait donc être de rassembler les informations et les témoignages nécessaires pour bâtir une représentation virtuelle crédible du sujet dont il veut traiter. Au joueur, ensuite, d’explorer cette représentation.

Mais il est aussi possible, en restant dans le même registre, d’opter pour un niveau d’abstraction plus grand, et de décrire une période de temps plus large. Ayiti est une tentative de ce type.

Ce jeu en flash est une initiative de Globalkids, une ONG dont le but est d’expliquer à un public jeune des problématiques complexes. Il demande au joueur de planifier, pendant quatre ans, la vie d’une famille de cinq Haïtiens. Chaque personnage est doté de trois caractéristiques à niveau variable : santé, bonheur et éducation.

Ayiti: the Cost of Life

Or, le budget de la famille est très serré : envoyer le jeune garçon à l’école augmentera son niveau de connaissances, mais sa scolarité coûtera cher, et pendant ce temps, il ne rapportera pas d’argent. Et si le père travaille dur, la famille s’en sortira… jusqu’à ce qu’il tombe malade. Sans cesse, le joueur est confronté à ce genre de dilemmes.

Là encore, c’est tout un système qui est modélisé, sous une forme simplifiée mais efficace et problématisée : la vie quotidienne d’une famille du tiers monde. Et sous un habillage graphique et sonore enfantin, Ayiti est un jeu extrêmement dur. Il n’est pas rare de voir sa famille s’enfoncer dans la misère et parvenir à la fin des quatre années est une gageure. Mais sans doute est-ce, là encore, l’objectif rhétorique visé par les développeurs : faire comprendre l’injustice de la vie de ces populations. D’autant que des événements aléatoires, comme des inondations ou des typhons, viennent encore compliquer la situation.

Du reste, les jeux vidéo documentaires ne se contentent pas de faire découvrir à l’utilisateur des situations qui lui sont étrangères : ils peuvent aussi l’amener à réfléchir sur sa propre condition. C’est par exemple le cas de Phone story, un titre développé pour les smartphones par le collectif d’activistes italiens La Molleindustria. Les premiers niveaux de ce jeu s’intéressent aux conditions dans lesquelles nos téléphones portables sont produits. Il est ainsi demandé à l’utilisateur, dans un premier temps, de malmener des employés dans une mine du Congo pour assure la production de minerai nécessaire au processus industriel, puis de tenter de rattraper au vol des ouvriers se jetant par les fenêtres d’une usine – référence à la vague de suicides qui a frappé le taiwanais Foxconn, sous-traitant d’Apple pour la production de l’iPhone connu pour sa gestion catastrophique des ressources humaines.

Phone story (crédit illustration : phonearena.com)

Mais les troisième et quatrième niveaux de Phone story interpellent encore plus directement le possesseur de smartphone. Il s’agit, dans un premier temps, de remplacer un vendeur dans un Apple Store tout en réfléchissant à l’emballage marketing qui entoure ces téléphones « intelligents » : en avons-nous vraiment besoin, ou ce besoin nous a-t-il été inculqué par la publicité ? Et enfin, le dernier niveau de Phone story s’intéresse à l’obsolescence programmée des smartphones, et à l’impact environnemental et humain de leur « recyclage » dans les pays du tiers-monde.

Bien entendu, Phone Story étant un jeu programmé pour fonctionner sur un téléphone portable, il est impossible d’y jouer si on n’en possède pas un. Ainsi, le message porté par ce jeu, la critique du réel chevillée à son « gameplay » (l’ensemble de ses règles) est d’autant plus efficace. Si on peut jouer, on ne peut pas ignorer les conditions de production du dispositif technique qui nous permettent de jouer. Une critique au vitriol, difficile à avaler pour Apple, qui a décidé de supprimer Phone story de l’App Store quatre jours après avoir pourtant validé mise en ligne (le jeu est toujours disponible sur l’Android market). Paradoxalement, cette censure ajoute à la pertinence du titre de la Molleindustria en tant que jeu-documentaire.

Comme les documentaires classiques, les jeux-documentaires peuvent donc être des œuvres engagées. Ils peuvent aussi être des productions intimes, à travers lesquelles un auteur s’exprime à cœur ouvert. C’est par exemple le cas de l’ovni Dys4ia. Ce jeu en flash (jouable dans un navigateur Internet) est l’œuvre d’un personnage, Anna Anthropy, une game designer indépendante.

Anna est une transsexuelle, et dans Dys4ia, elle raconte le cheminement qui l’a conduite à prendre des hormones pour modifier son apparence physique et se sentir plus femme. Elle partage avec nous ses états d’âme avant sa décision, le difficile processus thérapeutique, les effets de son traitement, et tire des conclusions. A travers une poignée de mini-jeux, illustrant chacun une étape de sa progression, elle nous embarque dans ses dilemmes, ses souffrances, ses bonheurs… Le tout dans une remarquable économie de moyens, Dys4ia étant un jeu aux graphismes rudimentaires, aux bruitages « faits à la bouche » et aux couleurs acidulées.

Dys4ia

Le résultat est une plongée poignante dans sa problématique, renforcée encore par l’interactivité inhérente à la forme vidéoludique. Anna Anthropy aurait pu raconter son histoire par écrit, ou tourner un film ; elle a choisi d’en faire un jeu, et le résultat est une expérience documentaire unique, souvent dure, parfois drôle, toujours honnête et touchante.

« Porter un regard sur le réel » : le credo de la démarche documentaire est partagé par les jeux-documentaires. Seuls la forme et les moyens diffèrent. Là où le documentariste vidéo utilise par exemple le dispositif de tournage, la voix off ou encore le montage pour exprimer son point de vue et poser ses questions, le documentariste vidéoludique a à sa disposition d’autres outils : les règles du jeu, la rhétorique procédurale (pour reprendre l’expression d’Ian Bogost) et l’interactivité. Au lieu d’un discours, il propose une discussion avec l’utilisateur, qui est sollicité pour « répondre » au programme. C’est, en quelque sorte, son avantage comparatif.

Cette forme encore très jeune est appelée à se développer, à acquérir de la finesse, à mûrir pour sortir de représentations du réel parfois encore manichéennes ou simplistes. Mais il y a sans aucun doute là le potentiel pour une démarche documentaire, certes différente, mais néanmoins aussi intéressante que ce que cinéma, radio ou littérature ont permis au documentaire « classique ». Reste à savoir si les documentaristes auront la curiosité de vivre une autre vie que la leur.

Florent Maurin

Cet article, initialement publié dans la revue Écriture vidéoludique, est une adaptation d’un article écrit pour Lemonde.fr.